S’il n’est pas de discours philosophique qui ne soit nourri de la tradition, encore faut-il que cette nourriture ait été effectivement digérée et assimilée. Penser « dans les pas » de tel grand philosophe, ce n’est pas recopier des citations plus ou moins opportunes, comme on en voit parfois qui semblent recueillies dans quelque dictionnaire idoine et sonnent faux à l’oreille de quiconque a tant soit peu pratiqué les textes de l’auteur invoqué. Du fait sans doute de son goût des formules, Nietzsche aura été particulièrement victime de telles pratiques. Le nietzschéisme de pacotille est plus répandu que le kantisme de même farine, et l’on sait quels ravages il aura causés depuis un siècle. Avec ce genre de prévention, on n’apprécie que davantage de découvrir un jeune auteur aussi à l’aise dans la pensée de Nietzsche, dont il connaît les moindres détours, les moindres nuances. Il ouvre des pistes dans la jungle des fragments inédits, ces milliers de pages de l’édition Colli-Montinari dans lesquelles il est si difficile de trouver ce que l’on ne sait pas toujours y chercher.
Rien que pour cela, le modeste petit livre de Constantinidès est précieux. Mais ce n’est qu’un mérite accessoire, qui ne touchera sans doute que celui qui a déjà beaucoup erré dans ces forêts et qui est ravi d’y découvrir de nouveaux sentiers. Son mérite principal est d’utiliser cette assimilation de la pensée nietzschéenne pour analyser le « nouveau culte du corps » que pratique notre époque. Et de le faire dans un langage d’une parfaite clarté, qui rend aisément accessible une réflexion d’une authentique profondeur, sans sacrifier à la facilité du bon mot racoleur ou de la formule nébuleuse dans laquelle de supposés penseurs enveloppent leur vacuité.
On est d’autant plus sensible à cette démarche qu’à l’occasion d’une réflexion sur le corps se trouvent abordés plusieurs problèmes auxquels sont sensibles nos contemporains. C’est ainsi qu’un chapitre consacré au sport fournit l’occasion d’évoquer la lancinante question du dopage dans des termes qui nous sortent de l’habituel discours moralisateur. Le plaisir est grand de lire enfin sur un tel sujet une réflexion authentiquement philosophique. Dès lors, en effet, que nul n’ignore plus que, dans certains sports tout au moins, la pratique du dopage est généralisée, au nom de quoi la condamner et la combattre ? On ne peut dénoncer une tricherie, qui n’aurait de sens que dans le cas d’un comportement très minoritaire. S’inquiéter des atteintes à la santé des sportifs ? Celles-là sont-elles pires que beaucoup d’autres, qui ne choquent pas, aussi longtemps du moins que quelque scandale médiatique n’a pas attiré l’attention sur elles ? Après tout, les médaillés olympiques qui meurent à trente-cinq ans auront au moins connu cette heure de gloire pour laquelle tant de gens seraient prêts à bien pire qu’ingurgiter une abondance de substances chimiques. Et comment croire que la pratique du sport de haut niveau serait foncièrement saine, quand chacun tient pour conforme à l’ordre des choses qu’à vingt ans un nageur soit trop vieux pour la compétition et que, pour une gymnaste, l’âge de la retraite sonne avec la puberté ? La réalité est que, même lorsqu’elle est menée de bonne foi, la prétendue lutte contre le dopage est contradictoire avec tout ce que l’on trouve normal de célébrer dans le sport de compétition. Loin du vain moralisme dont se repaît la bonne conscience médiatique, la démarche authentiquement philosophique consiste à s’efforcer de comprendre une telle réalité dans tous ses aspects et ses contradictions. Ce n’est pas pour autant verser dans les facilités de cet immoralisme verbal à quoi la pensée nietzschéenne a trop souvent été ramenée.
On s’est attardé sur le chapitre « Corps et record » parce que « le sport charrie toutes les contradictions de la modernité : la société du spectacle, la médecine et la technique se rejoignent dans la glorification narcissique du corps sportif ». Loin d’y reconnaître la volonté d’autodépassement qu’il appelle de ses vœux, « Nietzsche parlerait sans doute de nihilisme actif pour caractériser cette recherche effrénée de la performance qui entraîne son lot de morts et d’estropiés tous les ans ». Constantinidès peut alors exhiber ce que Nietzsche écrit des athlètes, « combien la prétendue amélioration du corps est aux antipodes du renforcement physiologique » tel qu’il le conçoit.
Les autres chapitres ne sont pas moins éclairants. Une partie importante du livre tourne autour de questions bioéthiques, abordées elles aussi dans leur globalité. Cela mène à des prises de position qui peuvent choquer, d’autant qu’elles vont contre le discours officiel de l’actuelle rectitude politique. Ainsi par exemple de l’opposition du « genre » au sexe, dans laquelle Constantinidès voit une « guerre à mort livrée au corps sexué (qui) relève, tout comme la lutte contre le vieillissement naturel, du rejet idéaliste de la corporéité ». Ou bien de la question de l’euthanasie dont certains présentent la légitimité comme allant de soi. Si Nietzsche parle de « mourir fièrement quand il n’est plus possible de vivre avec fierté », il a aussi mis précocement en garde contre la toute-puissance médicale et recommandé de « vivre si possible sans médecin ». Il ne valorise certes pas le dolorisme chrétien, mais c’est pour parler d’une « discipline de la plus grande souffrance » qu’il s’agit de dépasser. Loin d’être la « honteuse effémination du sentiment » qu’il est convenu de vanter, le bonheur est « le sentiment que la puissance croît, qu’une résistance a été surmontée ».
On sera sensible aussi à la pertinence des propos concernant les transformations que l’on impose à son corps. Censées ne valoir que comme acte artistique la concernant elle seule, celles d’Orlan peuvent troubler ; elles échouent toutefois à susciter une vraie réflexion philosophique. Il en va tout autrement de la chirurgie esthétique destinée à annuler les effets visibles du vieillissement, ou même du transsexualisme : quel sens peut-il y avoir à s’opposer ainsi à son corps réel ? Il ne s’agit pas de porter un jugement moral sur des décisions personnelles qui, dans le cas du transsexualisme, sont sans doute prises plus dans la douleur que pour le plaisir, mais de s’interroger sur le sens d’une telle métamorphose radicale, magique, à laquelle Nietzsche oppose la lente maturation qui finit par aboutir à une mue salvatrice. Ce miracle est d’autant plus redoutable qu’il ouvre vers une « mécanisation du vivant » pour laquelle notre époque se fascine sans paraître en percevoir la dimension inquiétante, sinon le temps d’un de ces films d’action dont les héros ont un corps à la fois organique et mécanique. On frémit aussi d’entendre le ton d’évidence que prennent ceux qui parlent d’implanter des puces (électroniques !) dans l’organisme pour mieux tout contrôler en chacun. Que n’est-on prêt à faire contre « l’insécurité » !
Un livre comme celui-ci s’expose à deux sortes de critiques. La première concerne son interprétation de la pensée nietzschéenne. De ce point de vue, on ne voit pas que l’on puisse faire de reproches à Constantinidès : sa lecture de Nietzsche paraît fidèle à l’esprit de celui-ci, qu’en outre elle fait comprendre avec une grande clarté. La seconde pourrait porter sur les prises de position concernant le « nouveau culte du corps ». Même ceux qui les désapprouvent – tout particulièrement ce qui est dit de l’actuelle idéologie du genre, à laquelle il n’est pas convenu de s’en prendre – devront en reconnaître la cohérence et la force. On peut certes regretter que les argumentations ne soient pas développées avec plus de précision, que le discours ne se présente pas sur un mode conceptuel – c’est flagrant à propos de la formule « société du spectacle » qui revient souvent sans que l’on sache bien si l’on est devant le concept de Guy Debord ou une commodité de langage elle-même journalistique. Mais le but n’était pas de s’adresser à des professionnels du concept, il était d’écrire un ouvrage de vulgarisation philosophique, et ce pari-là est gagné haut la main : lu pour ce qu’il prétend être, ce livre est excellent.
Marc Lebiez
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