On ne saurait dire en effet que le sujet qu’il aborde soit éloigné des préoccupations de notre époque, hantée par la menace d’une fin du monde, entre hiver nucléaire et réchauffement climatique. Se livrer à une critique kantienne de cette « raison apocalyptique » paraît donc bien relever de ce que l’on peut attendre d’un philosophe. Reste à savoir si le diagnostic est correct et le traitement efficace.
Il n’est pas rare que des ouvrages à prétention philosophique se résument à une notion censée rendre compte à elle seule de tous les traits pertinents de l’époque. En forçant le divers à entrer dans une petite boîte joliment étiquetée, ils donnent au lecteur l’agréable sensation d’avoir tout compris, cette compréhension se récapitulant dans un mot unique qu’il suffira ensuite de ressasser d’un ton sentencieux. Ainsi en est-il allé naguère du mot accélération. Au risque de ne pas séduire les médias qui font les gros tirages, Michaël Fœssel ne tombe pas dans ce travers. S’il prend au sérieux le catastrophisme contemporain, ce n’est pas pour résumer l’époque à cela. On ne l’a pas attendu pour constater combien est prégnante la hantise d’une fin du monde, ni même pour en déceler des manifestations dans des comportements et des valeurs qui paraissent aller de soi. Il part de ce constat, que d’autres pouvaient faire aussi bien, et cherche à en dégager le sens à la lumière des grands textes qui lui paraissent éclairants en la matière. On est bel et bien devant une démarche philosophique, et c’est très satisfaisant pour l’esprit.
À quoi, maintenant, évaluer l’efficacité du traitement ? Ce peut être à la clarté des concepts dégagés, à la pertinence des références mobilisées, à la conviction emportée ou non par les analyses.
On s’étonne de prime abord que soient utilisées comme équivalentes trois notions dont la distinction aurait enrichi un tel débat, celles de « fin du monde », de « catastrophe » et d’« apocalypse ». On pense ici à un flou notionnel, à ranger dans la même corbeille que d’irritants anglicismes comme un certain usage d’initier. Et puis on cherche à comprendre ce qui paraît d’un autre ordre que la négligence d’expression. Fœssel, bien sûr, n’ignore pas que l’apocalypse est le moment d’une révélation et que cette dimension l’emporte sur celle de destruction ultime. Pourquoi alors considérer que son lecteur n’y pensera pas ? Qu’est-ce, pourtant, qu’une « critique de la raison apocalyptique », sinon une réflexion sur le messianisme et l’eschatologie ? Quant au mot catastrophe, rapproché de fin du monde et d’apocalypse, il rappelle le mythe platonicien du Politique sur les âges successifs du monde et ses révolutions. Dans les deux cas, du côté juif comme du côté grec, il s’agit de concepts fondateurs de la philosophie de l’histoire liés à l’idée d’une fin du monde.
Or, malgré ce qu’il annonce, ce n’est pas du tout ce dont traite ce livre. À mesure que l’on progresse dans sa lecture, l’ambiguïté se dissipe et l’on saisit pourquoi Fœssel ne tient pas compte de ces connotations. Ce n’est en réalité ni l’apocalypse, ni la catastrophe, ni la fin du monde qui l’intéresse, mais le concept de monde lui-même. Notre époque serait celle d’une fin du monde au sens où nous aurions cessé de penser dans l’horizon de ce qu’il appelle « monde » et dont tout le livre est une tentative de définition. « Le motif de la fin du monde, résume-t-il, assure la synthèse de toutes les pertes dont la modernité tardive serait l’événement : fins de l’art, de la politique, de l’histoire ou de la philosophie. » On voit à peu près de quoi il peut s’agir, qui n’est pas tout à fait ce à quoi l’on s’attendait, sans toutefois être absolument autre.
De fait, étudié à travers Hobbes, Kant, Hegel, Weber, Heidegger, Deleuze, Jonas, le concept de monde apparaît d’une grande richesse. De nombreuses définitions en sont données, qui se renforcent et se précisent mutuellement. L’une d’elles, présentée comme l’« hypothèse principale » de ce livre, dit assez bien que « le monde désigne une forme de transcendance inséparable de l’action ». On ne peut en effet agir sans croire que l’action est possible ; pour que l’on puisse croire à la possibilité de changer l’ordre du monde, il faut que celui-ci contienne une part de contingence. Si tout est nécessaire, il est vain de prétendre agir et l’on se ferme au monde : « perdre le monde » serait donc perdre le sens du possible. Le monde n’est donc pas la réalité à laquelle on pense banalement, quelque chose comme la terre ou l’univers, ce n’est pas non plus la vie, c’est le domaine du sens. Ce thème est à comprendre en ayant à l’esprit des expressions comme « être au monde » ou « venir au monde ». On peut aussi caractériser une situation de tellement immonde qu’elle en est insupportable, en disant que « ce n’est pas un monde ». Le latin mundus et le grec cosmos disaient à la fois le monde et la parure, le monde comme ordre.
Parmi beaucoup d’analyses d’une grande richesse, on retiendra la discussion de la notion de vie telle qu’elle est utilisée, en particulier après Le Principe Responsabilité de Jonas, comme critère de choix et principe de justification. Fœssel montre bien comment « la vie est un instrument de justification de ce qui existe déjà » et, à ces pensées de la vie, il oppose les « philosophies du monde », dans lesquelles on ne retrouve pas cette « passion pour l’originaire ».
Il n’est pas surprenant qu’un tel livre fasse la part belle au Heidegger d’Être et Temps ; on appréciera la manière dont il le fait. L’exercice est difficile, beaucoup ne parviennent pas à sortir de la répétition stérile. Fœssel fait mieux qu’y réussir et il écrit un très beau chapitre sur les ruines, qui appartiennent au monde présent tout en témoignant de ce qui est passé.
Voici, au total, un livre qui n’est pas parfait mais qui présente de grandes qualités. Un livre intelligent, stimulant, le livre vraiment philosophique d’un auteur qui nous ouvre tout un monde et dont on attend avec impatience les travaux à venir.
Marc Lebiez
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