Point là de chiffres, de cartes, de portraits, juste des analyses, une réflexion menée avec fermeté, une pensée. Le point de départ est l’idée que l’opposition de la démocratie et du totalitarisme a beau être devenue une des évidences idéologiques de notre époque, elle n’en est pas moins aussi creuse que n’importe quel slogan. On pourrait contester la valeur explicative de la notion même de totalitarisme en mettant en avant ce qui différencie nazisme et stalinisme ; il faut hélas reconnaître qu’un tel discours est à peu près inaudible en l’état actuel du champ idéologique. On le reprendra quand les chiens de garde auront cessé d’aboyer de ce côté.
Hermet prend le problème par l’autre côté, celui de la démocratie libérale, dont il entreprend de montrer qu’elle est loin d’être incompatible avec l’autoritarisme. Un discours banal consiste à hiérarchiser les dictatures, de la plus abominable à la presque supportable. Au sommet, on met le nazisme et le stalinisme, ou l’un des deux ; et puis on descend en se demandant par exemple lequel est le pire de Mussolini et de Franco ; viendraient ensuite – mais dans quel ordre ? – Salazar, Pilsudski, Antonescu… Si l’on considère une période plus proche de nous, on comparera Castro, Pinochet, Videla. Éventuellement, on ira jusqu’à s’interroger sur les critères utilisés. Le nombre de morts ? La manière dont ils sont tués : d’une balle dans la nuque après un semblant de procès ? dans un camp d’extermination ? sous la torture ? Leur identité : le régime se contente-t-il d’empêcher ses adversaires déclarés de lui nuire ou bien s’en prend-il aussi aux nourrissons ? La démarche ne mène nulle part puisque l’on tourne en rond : on préjuge ce que l’on décide de caractériser comme le plus abominable, que l’on applique ensuite à la réalité. Certains disent « plutôt Hitler que Staline, plutôt Videla que Castro » ; d’autres disent l’inverse. C’est peut-être parce qu’un tel discours n’avance à rien qu’il est ressassé par tous ceux qui redoutent par-dessus tout de dire quelque chose.
En partant de l’idée que l’autoritarisme n’est pas contradictoire avec la démocratie libérale, on peut, au contraire, se donner les moyens de comprendre la réalité politique. Encore faut-il être disposé à ouvrir les yeux et à regarder les choses comme elles sont, non comme on se plairait à les imaginer. Prenons ainsi l’exemple du Second Empire, que l’on pourra comparer au Reich bismarckien. L’un comme l’autre, tout le monde le sait, en France comme en Allemagne, sont des régimes autoritaires. Faut-il s’arrêter à cela ? Hermet n’hésite pas à parler à leur propos d’une « démocratie autoritaire ». De fait, l’auteur de L’Extinction du paupérisme s’est entouré de conseillers saint-simoniens et s’est présenté en champion du suffrage universel qu’avait supprimé l’Assemblée législative élue le 13 mai 1849. Devenu empereur, il a financé en 1864 le déplacement à Londres des propagateurs de la Première Internationale ; il a reconnu en 1867 le droit de grève. Comment alors s’étonner que, huit ans après Sedan, les mineurs grévistes d’Anzin défilent au cri de « vive l’empereur ! » ? On pourrait ajouter que les massacres de juin 1848 ont eu lieu avant l’élection du prince-président et ceux de mai 1871 après la chute de l’empereur. De son côté, le guère moins autoritaire Bismarck mit sur pied la première législation sociale d’Europe, avec assurances maladie, accidents du travail, vieillesse.
Il ne s’agit pas pour Hermet de faire l’éloge de Napoléon III, seulement de montrer qu’un régime peut être autoritaire, voire dictatorial, et cependant œuvrer dans le sens de ce que l’on se représente comme une démocratie moderne. Inversement, les exemples abondent de régimes qui se parent des atours de la démocratie et qui vont en réalité contre ses valeurs les mieux admises. Quoique Hermet n’en parle pas, on pense à la manière dont la IIIe République, déjà belliciste au titre de la colonisation, imposa au pays les massacres, les exécutions sommaires et la censure durant les années 1914-1918. Pour sa part, il insiste en particulier sur la question du suffrage universel. Sous le Second Empire, celui-ci était faussé de diverses manières, dont la plus efficace était le système des candidatures officielles ; on peut aussi considérer que le plébiscite en est un dévoiement. Reste un fait : aussi déformé qu’il ait été alors, c’est bien sous le Second Empire que le suffrage universel est entré dans les mœurs politiques françaises. Le parti de l’ordre avait compris que le suffrage universel peut être un excellent moyen de noyer les voix des éléments les plus avancés de la société dans celles des plus conservateurs, en jouant les masses rurales contre les classes dangereuses des villes. De Gaulle s’en est souvenu en juin 1968. Inversement, on peut limiter les effets redoutés du vote populaire en faisant en sorte d’accroître le nombre de ceux qui, sans être interdits de vote, sont dissuadés d’y prendre part. C’est un des enjeux de la propagande du « tous pourris ! ». Autant dire qu’aussi bien l’extension que la restriction du caractère universel du suffrage doivent être interprétées avec circonspection. Si les révolutionnaires de 1791 ont exclu du suffrage les domestiques, c’est qu’ils les suspectaient de partager les opinions de leurs maîtres, comme on suspecta longtemps les femmes de prêter l’oreille au curé.
Hermet se livre ainsi à une analyse très fine et décapante – un peu décourageante aussi, il faut l’avouer – des diverses manières dont les couches dominantes se sont arrangées depuis que vote il y a pour lui faire dire ce qu’elles voulaient. Tandis que la vertueuse Angleterre érige l’aristocratie en peuple et que les États-Unis associent démocratie et religion, la France fonde une « République des mots ». Dans les pays de grande propriété latifundiaire, méditerranéens et latino-américains, le parlementarisme perpétue efficacement la domination de l’oligarchie en jouant d’un « subterfuge clientéliste ». Autant, donc, il n’est pas rare que le libéralisme politique ne soit qu’une « parodie » et le parlementarisme une « fiction », autant il peut aussi se faire que des autoritarismes apportent leur pierre à la démocratie, quitte à ce que ce soit pour les moins nobles des calculs. Cela peut être vrai même lorsque ce pouvoir est franchement dictatorial, voire d’une grande violence. Les colonels grecs et les généraux argentins ont surtout laissé le souvenir de leur violence et de leur impéritie, mais les exemples existent aussi de régimes dictatoriaux qui ont laissé un bien meilleur souvenir que la démocratie d’apparence gangrenée par la fraude électorale, la corruption, le clientélisme, à laquelle ils ont succédé. Ainsi de « l’âge d’or » de Métaxas pour les Grecs ou de l’Estado novo de Getulio Vargas pour les Brésiliens. On pourrait aussi évoquer l’ambivalence de Perón, plébiscité de manière démocratique en 1973.
L’habitude est de dire « il y a tel aspect donc ce régime est bon », à quoi d’autres rétorquent le même argument, inversé, en se fondant sur tel autre aspect. L’intérêt de la démarche de Hermet tient à son refus de cet unilatéralisme. L’expérience récente de la chute de dictateurs laïques en Tunisie et en Égypte fait sentir l’utilité d’une telle démarche : il y a deux ans, l’enthousiasme était de mise, puisque des dictateurs étaient tombés sous la pression populaire ; on s’aperçoit désormais que ces dictateurs étaient aussi des laïques, dont la pression sur les citoyens ordinaires (et les citoyennes !) était moindre que ne l’est désormais celle des religieux. Plutôt que de passer du rire aux larmes ou au mépris, mieux vaut chercher à comprendre la réalité politique dans toute la richesse de ses paradoxes, comme le fait Hermet.
Marc Lebiez
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