Les œuvres de cette exposition sont issues des collections des départements antiques et modernes du Louvre, enrichies par des emprunts à d’autres grands fonds. Objet paradoxal, un masque dérobe et produit un double. Il transforme un visage, il le cache. Il modifie le comportement du porteur et le comportement de ceux qui regardent le déguisé.
Selon Françoise Viatte, le masque se substitue au visage, il lui superpose un second visage, fixe, immobilisé. Le masque va s’efforcer d’atteindre la ressemblance, « la ressemblance vraie d’une situation qui simule ce qu’elle semble ». Il passe du suspect au diabolique, de la terreur au divertissement, de la magie à la coquetterie, du religieux au ludique. Le masque trompe et fascine. L’occultation est aussi une révélation et un aveu. Par les masques, chacun devient un autre. Par les masques, surgissent les comédiens, les démons, les monstres, les cour- tisans, les aventuriers anonymes, les séducteurs, les libertines, les hommes de pouvoir (qui gardent le secret), la fraude, l’illusion.
Façonné de main humaine, le masque est composé de matériaux divers et de toutes provenances : glaise, bois, herbes et feuillages, plâtre, cuir, carton, métaux, coquillages, miroirs (qui piègent et attirent).
Parfois, les masques sont du côté de la noirceur, du sombre, de l’obscur, des ténèbres, des nuits. Arlequin porte « un masque noir écrasé qui n’a point d’yeux, mais seulement deux trous fort petits pour voir toutes choses » ; il est insolent, gourmand, excité ; il est tantôt grossier, tantôt « poli par l’amour » ; il s’appelait jadis « Hellequin » quand il était le roi de l’Enfer (« Hellekönig ») ; il est un bon sauvage ou un satyre... Au XVIe siècle, « faire un masque », ce serait « barbouiller », « salir », « maculer ». Souvent, libertins et libertines portent le loup. Car les yeux brillent au centre du masque, comme les loups sauvages regardent sous la lune.
Ou bien certains déguisés choisissent le blanc. En 1660, on admirait Jodelet, un acteur comique populaire ; on le nommait « la perle des enfarinés »... Sur un tableau de Watteau, Gilles, seul, vêtu de blanc, debout, est détaché des rieurs de l’arrière-plan ; son visage est blanc ; selon Jean Starobinski, Gilles s’éloigne, « il se fait beau en se faisant lointain ». En 1855, Nadar photographie Charles Deburau, mime, en Pierrot. Dans Les Enfants du paradis (1943-1944), Jean-Louis Barrault est le merveilleux Baptiste Deburau. Et se multiplient des masques blancs, ovales...
Au milieu du XVIe siècle, Primatice et son entourage dessinent les costumes des ballets de la cour. Le Dauphin est « en habit d’Holopherne » ; il est un géant sans tête et porte d’une main par les cheveux sa tête barbue. Un personnage est « costumé en bosquet » ; sur le bosquet sont placés un cerf, une biche et un oiseau ; le masque humain est enchâssé dans la roche et la végétation ; le masque serait le visage d’une source. Dans la salle de bal, le roi et les nobles (cardinaux compris) sont travestis par les déguisements. Les peintres italiens inventent ces costumes réalisés par les tailleurs et les plumassiers. Un ballet serait une « comédie muette ». Sous Louis XIV, se trouvent des mascarades à Versailles et certains aristocrates sont des figures grotesques à la manière des dessins de Callot. En 1745, pour un divertissement, Louis XV prend l’apparence d’un arbuste et s’approche d’une jolie femme qui sera la marquise de Pompadour...
Diderot regarde des dessins italiens (vers 1480). Il note : « N’y auriez-vous pas vu un marmot qui s’avance sous un masque hideux de vieillard, qui le cache de la tête aux pieds ? Sous un masque géant, il rit de ses petits camarades que la terreur met en fuite. Ce marmot est le vrai symbole de l’acteur ; ses camarades sont les symboles du spectateur. » L’enfant passe son bras par la bouche du masque ; sa main est la langue du masque.
Chez les Grecs, Dionysos est le dieu du théâtre. Il est aussi le dieu-masque. Sur un vase athénien (ca 440 av. J.-C.), une face barbue, couronnée de lierre, est suspendue à un pilier, parée de vêtements ; près de ce dieu-masque, un satyre et une joueuse de flûte obéissent à un rituel. Sous le patronage de Dionysos, trois tragédies et un drame « satyrique »... Malheureusement, réalisés en matériaux périssables peints (chiffons de lin stuqués ? cuir ? peut-être cire ?), ces masques originels de théâtre ont disparu. Sur tel vase, des acteurs portent les masques à la main par des cordons...
Dans le livre-catalogue, Françoise Frontisi-Ducroux (historienne des civilisations, helléniste) étudie la Gorgone. Sa vue est insoutenable et son regard donne la mort. Sa face hideuse s’impose partout. La Gorgone (Méduse) est à demi mortelle ; ses deux sœurs sont immortelles ; les trois sœurs se ressemblent. Sous le regard des Gorgones, les plantes, les animaux, les humains sont pétrifiés. Avec l’aide des dieux Hermès et Athéna, Persée décapite Méduse. L’existence de la tête coupée (et séparée) devient une arme foudroyante grâce à laquelle Persée pétrifie un monstre marin et délivre la belle Andromède. Plus tard, Persée offre la face terrible de la Gorgone à Athéna en témoignage de reconnaissance. Cette face figure sur l’égide d’Athéna, sur son bouclier. Méduse a des cheveux en serpents hideux ; elle tire sa large langue. On retrouve la gorgoneion (une tête isolée) sur le fronton des temples, sur des casques, au fond des coupes, dans les bijoux, sur les monnaies. On lui attribue une valeur apotropaïque: elle protège, elle fortifie.
Selon Dominique Cordellier (conservateur en chef du Patrimoine), le mascaron au XVIe siècle est une bizarrerie. Les mascarons (les énormes masques) sont des faces appliquées sur des formes : en architecture (d’abord), dans le vêtement, le mobilier, les vases, les bijoux et les cadres. Ce sont des visages hideux ou grotesques. Ils remplissent et ornent quelques lieux vides (surtout les grottes) ; parfois les têtes « servent des bouches aux fontaines » ; à Rome, la Bocca della Verità en offre l’exemple le plus fameux. Les mascarons, montrés de façon frontale, ont le plus souvent les yeux ouverts et un regard hypertrophié ; leur chevelure et leur barbe comportent souvent des mèches sinueuses, serpentines. Le mascaron fait au visiteur bon visage, mauvais ou neutre. Un mascaron est parfois l’entrée de l’Enfer (ou de l’Hadès). En 1910-1912, Eugène Atget photographie Le Cabaret de l’Enfer, à Paris, 53 boulevard de Clichy, ce serait « la rôtissoire des sorcières ». Les dessins des artistes inventent des mascarons avec des rinceaux, des aigles chimériques, des lions ornementaux, des crânes d’animaux. Se mêlent le décoratif, l’humour, l’inquiétant ; la peur est « stylisée », contrôlée...
Alors, tu relis les Fêtes galantes (1869) de Paul Verlaine. Tu rêves : « Votre âme est un paysage choisi/ Que vont charmant masques et bergamasques/ Jouant du luth et dansant et quasi/ Tristes sous leurs déguisements fantasques. »
Gilbert Lascault
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