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Dans le palais de Dame Tartine

Article publié dans le n°1110 (01 août 2014) de Quinzaines

On a déjà tout dit sur Bologne (QL n° 1065 et 1089), ses arcades, ses « due torri » qui semblent diverger un peu plus chaque année, tandis que s’allongent à leurs pieds les vitrines de Feltrinelli – une ville où des librairies ouvrent, vive l’exception italienne –, sa basilique San Petronio redevenue blanche et rose, enfin démaillotée de ses emballages, sa piazza Maggiore et ses milliers de spectateurs nocturnes du cinéma en plein air, ses sept églises San Stefano emboîtées qui mériteraient d’être retenues par l’Unesco. Quant à son festival, « Il cinema ritrovato », il représente la semaine la plus excitante de l’année pour les cinéphages revenus de tout, qui savent qu’ils pourront voir là quelques dizaines de films manquant à leur tableau de chasse.

IL CINEMA RITROVATO (28e EDITION)

Cineteca di Bologna

28 juin - 5 juillet 2014

On a déjà tout dit sur Bologne (QL n° 1065 et 1089), ses arcades, ses « due torri » qui semblent diverger un peu plus chaque année, tandis que s’allongent à leurs pieds les vitrines de Feltrinelli – une ville où des librairies ouvrent, vive l’exception italienne –, sa basilique San Petronio redevenue blanche et rose, enfin démaillotée de ses emballages, sa piazza Maggiore et ses milliers de spectateurs nocturnes du cinéma en plein air, ses sept églises San Stefano emboîtées qui mériteraient d’être retenues par l’Unesco. Quant à son festival, « Il cinema ritrovato », il représente la semaine la plus excitante de l’année pour les cinéphages revenus de tout, qui savent qu’ils pourront voir là quelques dizaines de films manquant à leur tableau de chasse.

Mais les engloutisseurs effrénés ne sont pas, heureusement, la seule cible de Gian Luca Farinelli et de Peter von Bagh, les deux ordonnateurs du festival. La programmation soigneusement concoctée s’adresse à tous les publics : les purs et durs, prêts à ingurgiter sans barguigner, entre 9 et 13, une cohorte de courts, moyens et longs métrages muets de 1914, les étudiants en cinéma, qui n’ont jamais vu sur grand écran Greta Garbo (The Temptress, Fred Niblo, 1926) ou Le Cabinet du docteur Caligari, les amateurs anciens et les Bolognais de bon goût, curieux de revoir ou de découvrir la Nouvelle Vague polonaise ou Riccardo Freda, et la foule, heureuse de communier sous les étoiles devant La Fureur de vivre, Le jour se lève ou Quatre garçons dans le vent en copies restaurées. Tous ces titres n’étant là qu’à titre d’exemples : nous aurions pu en citer d’autres parmi les trois cent soixante-quinze, toutes durées confondues, que le catalogue répertorie.

Un festin, donc, où chacun trouve son compte et que l’on croit impossible de renouveler d’une édition à l’autre – existe-il encore suffisamment de films à sortir de l’ombre d’un coup de baguette magique pour alimenter les insatiables ? L’interrogation est inutile. Oui, les responsables des cinémathèques des cinq continents, les conservateurs d’archives, les chercheurs de tous poils et même les patrons de certaines firmes font toujours des trouvailles et apportent chaque année leur moisson millésimée. Et l’examen, au matin du premier jour, des quatorze pages (sur deux colonnes) du programme, procure une émotion toujours recommencée – ainsi qu’en corollaire la sempiternelle déception, le choix d’un titre signifiant trois autres mis à l’écart (et un de plus l’an prochain, le festival prévoyant cinq salles au lieu des quatre actuelles).

Il cinema ritrovato 2014 s’organisait autour de dix-neuf thèmes ou auteurs, d’une ampleur parfois réduite (James Dean et ses trois films, cinq titres de Werner Hochbaum), parfois plus large, mais toujours d’une taille « humaine », permettant de suivre intégralement un cycle. Nulle exhaustivité, ce n’est pas l’objectif des organisateurs, mais au contraire un échantillonnage pertinent qui ouvre des pistes aux curieux. Revoir les huit chefs-d’œuvre indiens des années cinquante (signés Bimal Roy, Guru Dutt ou Ritwik Ghatak) n’empêchait pas de savourer tout ou partie des dix films japonais du début du parlant (dont un Mizoguchi et un Ozu), les cinq titres rares (1919- 1928) de Germaine Dulac ou les huit films anti-hitlériens inconnus (dont le remarquable The Hitler Gang, de John Farrow, 1944). Même blasé, on a toujours ici la sensation d’être enfermé dans le palais de Dame Tartine, autorisé à dévorer les friandises par poignées.

William A. Wellman constituait le gros morceau de l’édition, redécouverte d’un hollywoodien légendaire, comme, les années précédentes, Ford, Walsh et Dwan. Il était aisé pour les sélectionneurs d’extraire quatorze titres d’une filmographie qui en compte soixante-dix-sept, entre 1923 et 1958, sans presque de déchets. Westerns, films sociaux, comédies, films de gangsters, aventures guerrières, Wellman a tout abordé, excepté le musical et le fantastique – y compris, et sans panache, le film « anti-rouges » dans les années cinquante. S’il ne bénéficie pas de l’appellation d’« auteur » (mais aucun exégète hexagonal ne s’est encore vraiment intéressé à lui), c’est un extraordinaire metteur en scène, au sens littéral, capable de transfigurer un scénario par l’inventivité de sa mise en images.

Capable également de tourner dix-sept films entre 1931 et 1933, dont rien n’est à jeter, de L’Ennemi public (1931), qu’on peut préférer à Scarface, aux deux plus puissants témoignages du moment (1933), Wild Boys of the Road et Heroes for Sale, qui disaient tout en soixante-dix minutes sur la Dépression. Bologne a pri-vilégié les westerns, tous superbes, L’Étrange Incident (1943), La Ville abandonnée (1948), Convoi de femmes (1951) ; ne manquait qu’un film de guerre, Les Forçats de la gloire (1945) ou Bastogne (1949), beaux exemples d’anti-héroïsme, pour compléter le panorama. On peut retrouver bon nombre de titres de Wellman dans la série DVD « Forbidden Hollywood, les Pré-Code de la Warner » ; même sur petit écran, le souffle passe.

Il y a belle lurette que Riccardo Freda, autre vedette de la semaine, est considéré comme un auteur – depuis 1963 et le numéro spécial que la revue Présence du cinéma lui avait consacré et qui, malgré ses emportements d’époque (en bref, la postérité oubliera Antonioni mais pas Freda), avait vu juste. Mais auteur du second rayon, on l’écrit avec toute la sympathie que l’on garde pour lui, ses réussites brillantes (sa version des Misérables, 1948, Les Vampires, 1956, bel hommage à Feuillade) et ses ratages (Maciste aux enfers, 1962). Retrouver les flamboyances de Beatrice Cenci (1956) ou les yeux de Barbara Steele dans L’Horrible Secret du docteur Hichcock (1962) fut un plaisir, même si moins pur que jadis, car entaché par la nostalgie de la première rencontre. Le temps...

Mais le festival offre des variantes hors de ses sentiers balisés. Ainsi, il suffisait de jouer le jeu en se posant un matin dans une salle et de regarder : à l’heure du petit déjeuner, Samson (Wajda, 1961), toujours aussi puissant, en collation de mi-matinée, Przygoda z piosenka, ou Paris rêvé par une Polonaise, comédie musicale en Scope couleurs de Stanislaw Bareja (1968) dont les chorégraphies kitsch évoquent les variétés télévisées de Maritie et Gilbert Carpentier (les amateurs comprendront) ; en pousse-café, Oidhche sheanchais (1935), court métrage en gaélique de Robert Flaherty, rareté absolue, absent de toutes ses filmographies ; au goûter, trois moyens métrages oubliés depuis 1957, redécouverts il y a quelques mois, avec Peter Sellers – surtout célèbre alors sur les ondes de la BBC comme membre du Goon Show –, d’un humour typically british et où perce déjà son génie comique ; à l’apéritif, À l’Est d’Eden (Kazan, 1955) – mais là, le terrain était trop connu pour s’y attarder.

Autant que dans ses hommages raisonnés, c’est dans ses explorations marginales que réside l’esprit d’Il cinema ritrovato. À chaque jour sa découverte, inattendue car dépourvue de références : qui est Alfredo De Antoni, auteur de La perfetta ebbrezza (1920), dont ne subsistent que douze minutes, avec une éblouissante diva masquée anonyme, digne de La Morte amoureuse de Gautier ? Quel opérateur a filmé en 1918 En dirigeable au-dessus des champs de bataille, extraordinaire survol des territoires dévastés par les bombes ? Comment Cornelius Vanderbilt Jr. avait-il assez de prescience pour tourner en 1933, à Berlin, Hitler’s Reign of Terror, jamais sorti de ses boîtes depuis 1934 ? Etc. Et merci aux programmateurs de nous avoir offert en ouverture Louise Brooks, toujours aussi délicieusement ambiguë dans ses habits de vagabond (Les Mendiants de la vie, Wellman, 1928).

Mais le cinéma d’hier et d’avant-hier n’empêche pas de poser des questions sur celui d’aujourd’hui, à l’heure du basculement technique le plus important des cent vingt dernières années. La disparition de la pellicule comme support, le tsunami du tout numérique, impliquent des interrogations théoriques et pratiques sur la conservation du patrimoine, qui ont fait à Bologne l’objet de discussions et de colloques.

Lucien Logette

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