Ce nom de quartier est l’un des si nombreux noms de lieu qui permettraient de lire l’œuvre entière de l’écrivain polonais cartes et plans en main. On retrouve au passage une allusion à Dukla, lieu et récit qui a fait connaître Stasiuk en France. Mais ici, tout commence en Podlachie, région rurale à l’est de Varsovie, lieu de naissance de la grand-mère de l’écrivain. Cette femme, qu’il a à peine connue puisqu’elle est morte quand il était enfant, a quand même eu le temps de lui laisser en héritage un certain sens du récit. Elle et ses sœurs étaient capables de raconter des histoires à la fois ordinaires et surprenantes, d’en rendre l’ambiance « incroyablement naturelle, sans étonnement ni exclamation ». Stasiuk hausse rarement le ton, joue peu de l’effet. Mais il refuse de sombrer dans le banal et craint que disparaisse ce fantastique quotidien propre aux récits de la grand-mère : « la surface lisse du quotidien s’empressera de nous servir notre plat reflet en guise de profondeur ». Tous les livres de Stasiuk, et celui-ci n’y fait pas exception, donnent le relief du monde en partant d’un lieu anodin.
Parmi les morts évoqués dans les récits – ce livre étant traversé, hanté, par les êtres qui sont partis –, il en est un, Augustin, qui a écrit comme Stasiuk le souhaite ou le fait, à partir d’un simple village, Izdebki, évoquant « une Pologne rurale, profonde, l’ingrédient de la vie polonaise, qui dans ses récits avait acquis la force d’un mythe ». Avec Olek, l’autre ami à qui est consacré le récit « Mon quartier », qui donne son titre au livre en Pologne, il a bourlingué, passé les frontières, notamment pour voyager en Hongrie et éviter les deux grands voisins qui font de sa terre natale « un pays exigu ». Ils ont quitté l’usine, au risque de passer pour des traîtres, ont traîné dans le quartier jusqu’en sa moindre ruelle, traversé des bourgades improbables, bu et ri, au point que Stasiuk ne peut supporter la disparition progressive d’Olek : « Il est impossible de partager la mort avec quelqu’un, une mort lente. Surtout quand on n’a partagé qu’une vie avec lui. » Ces battements de la vie, l’énergie qui se dégage de la moindre perspective de voyage, c’est tout Stasiuk. Ainsi, quand il décrit des rails : « Il est impossible de détacher son regard des deux filets d’argent qui s’échappent vers l’infini. Ils sont magnétiques, aussi notre nostalgie, tel un éclat de métal, les poursuit-elle jusqu’au bout du monde. »
Si Stasiuk nous touche quand il parle des humains, il parvient à nous bouleverser au sujet d’un animal. On pense à Argos, le chien d’Ulysse qui meurt de bonheur, on pense à Karénine, dans L’Insoutenable Légèreté de l’être, son écho chez Kundera. On songe à « Mademoiselle Cocotte » de Maupassant, la chienne fidèle à son maître jusque dans sa mort. La chienne de Stasiuk n’a pas de nom. C’est un animal âgé qui se meurt doucement. Comme les moribonds, elle l’« irrite ». Mais il l’aime et lui témoigne cette affection avec plus d’intérêt : « Ce qui auparavant était un simple réflexe est devenu un geste réfléchi ». L’humour noir de l’auteur transparaît dans ce récit quand il compare l’état de son animal de compagnie à celui de ces humains dont on ne sait comment descendre le cercueil du huitième étage. Le dernier paragraphe est d’une beauté bouleversante ; nous ne le citerons pas : disons simplement que la leçon de la grand-mère a été bien retenue.
Norbert Czarny
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