Une allègre saveur géométrique ou jardinière naît de la contrainte suivie : c’est d’abord la longueur nécessaire pour que le texte justifié adopte la forme choisie qui peut symboliser l’ordre, la symétrie, quand il s’agit d’une géométrie exacte. À cela s’ajoutent quelques contraintes secondaires, « aussi secrètes que risibles ». Conserver sa lisibilité, voici l’un des enjeux d’un texte sans ponctuation ni majuscules pour les débuts de phrases. L’auteure y parvient en utilisant des constructions syntaxiques suffisamment simples et en créant des rythmes repérables grâce aux allitérations, assonances et paronomases.
La poète vient dans ces carrés avec son « sac de mots » pour y planter « carottes patates capucines et jamais les vrais fruits de la terre ».
L’ambition serait d’écrire « un livre de plein air vent dans les bronches » : choses vues, souvenirs, spectacle de la nature, textes lus… L’auteure lit dans cette période Mon année dans la baie de Personne1, de Peter Handke (dont le nom apparaît dans chaque texte), et s’approprie une partie de ses objectifs. Il s’agit de « repartir sur les mêmes routes empruntées par d’autres » avec l’espoir de voir ainsi « s’éteindre » la peur. Le carré devient lieu d’affrontements : « tout de même si je ne sais pas tenir un jardin un livre c’est dans mes cordes un ring de mots à combattre ». Les mots y rivalisent, s’y métamorphosent par composition et glissements de sons et de sens. On ne sait qui gagne et qui perd dans « ce foutu livre de plein air » : « le vent plie les arbres à sa guise et moi je plie les mots mais non ce sont eux qui me plient ».
Le vent des événements quotidiens et des lectures secoue les phrases et les mots : « pourquoi supprimer les majuscules pour dire non à la hiérarchie à cause de ce travail modeste sur ce qu’est un carré d’écriture où subsiste le fouillis des broussailles chères à james sacré ». Dans ces carrés potagers ou fleuris, jaillit la fantaisie des contes et des mythes. Tout un désordre laisse chavirer le raisonnable ou sape ce qui nous bride.
Avec Animal(s), nous quittons la symétrie et l’équilibre combattus pour une prose poétique avec de nombreux passages à la ligne, vers libres ou versets. Mais le sous-titre indique bien la continuité entre les deux ouvrages : « livre de plein air et de sous-bois ».
Au premier chapitre apparaît un double de l’écrivaine, la Dulle Griet de Brueghel l’Ancien brandissant une arme vengeresse : « Dulle Griet à la tronçonneuse relevant ses amples jupes de nonne et courant vers la mer pour attaquer le cyclone, / sans demander pardon à qui que ce soit, / et courant, / plus vite encore courant, / se dresse debout ce matin sur le clavier […] ».
Le livre qui semble être le déclencheur du récit auquel il est fait allusion est Pardon pour l’Amérique2, dernier ouvrage de Philippe Rahmy, « l’homme de verre et ses douleurs », parti à la rencontre de personnes reconnues innocentes après des années de prison, juste après l’élection de Donald Trump. Le souvenir de l’écrivain suisse disparu en 2017 entraîne aussi le lecteur dans des paysages vaudois.
Nous retrouvons des échos de l’étonnant Journal d’une enfant d’ailleurs3, cette enfant qui parlait aux animaux et aux plantes. Dans Animal(s), une fillette, bientôt « enfant-fauvette », accompagnée d’un loup qui a renoncé à la viande, suit son chemin. Une succession de rencontres permet la constitution d’une petite société. La quête est celle de l’entente entre espèces.
Dans ce livre de Sylvie Durbec, les métamorphoses, « dont la plupart [sont] définitives », ne sont pas rares. L’animal que nous étions ou que nous serons pourrait nous apprendre à supprimer la peur grâce au pacte proposé par le « chevreuil de la réconciliation » : « vivre dans cet entre-deux où nous vivons, en lisière des deux mondes ».
Mais ce n’est pas si facile :
Je ne joue pas,
je hurle, je crie,
je ne comprends rien à toute cette histoire à dormir debout.
Les écrivains comme Primo Levi ou Pierre Guyotat, les poètes comme Antoine Emaz ou André du Bouchet viennent ici nous rappeler que « le rouge est la couleur de la littérature ».
À la question : « Existe-t-il un pays dont on est l’homme, / et l’animal, / où habiter serait possible ? », la réponse sera le silence. Le « sac de mots » est alors vide. Reste tout un livre de questions :
Est-ce que, quand on s’éloigne les uns des autres, nous continuons à exister pour eux, avec eux, nous en pensant à eux, eux en pensant à nous,
comment ça se passe ?
1. Peter Handke, Mon année dans la baie de Personne, trad. de l’allemand par Claude-Eusèbe Porcell, Gallimard, 1997
2. Philippe Rahmy, Pardon pour l’Amérique, La Table ronde, 2018
3. Opal Whiteley, La rivière au bord de l’eau : Journal d’une enfant d’ailleurs, trad. de l’anglais par Antoinette Weil, La Cause des Livres, 2006
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