Danielle Jouanna se pose cette question en bornant son champ de recherche aux Grecs d’avant le christianisme. Il ne s’agit pas tant, pour elle, de chercher de ce côté quelque figure prémonitoire de ce qui allait devenir la conception chrétienne de l’enfer que de se demander dans quelle mesure a bien existé quelque chose comme une conception grecque des enfers. Tout l’intérêt de son livre est de faire apparaître qu’il n’y a rien eu de tel. Ou plutôt que, si les anciens Grecs se faisaient une conception précise des enfers, nous sommes condamnés à n’en rien savoir.
Nul ne doute que la description dantesque n’appartient qu’à l’auteur de La Divine Comédie : il ne viendrait pas à l’idée d’aller chercher dans ce poème un compte rendu précis de la conception ordinaire dans l’Italie du XIVe siècle commençant. De même, il n’est déjà pas certain que les Romains aient cru à l’existence historique d’Énée, comment alors imaginer qu’ils aient lu dans l’Énéide autre chose qu’un beau texte littéraire ? Pourtant, les représentations des enfers n’ont pas manqué, au Moyen Âge sans doute, à voir certaines sculptures des cathédrales, et encore bien après, comme en témoignent nombre de tableaux montrant les supplices infernaux. Le plus curieux est que ces représentations, assez homogènes, ne sont pas inspirées de textes canoniques de l’Église mais d’un texte dont l’authenticité fut refusée dès Augustin et qui pourtant connut une fortune considérable : l’Apocalypse de Paul, un livre sans doute écrit vers la fin du IIe siècle ou au tout début du IIIe.
Il est d’autant plus tentant de s’appliquer à trouver une origine de cette représentation du côté grec que nous sont parvenus les échos de plusieurs légendes racontant une descente aux enfers, celle d’Orphée, bien sûr, mais aussi celles de Thésée et d’Héraclès, sans compter celle de Perséphone enlevée par Hadès en personne, qui allait lui imposer le mariage. On se souvient aussi qu’avant d’œuvrer comme juge des morts Minos régnait sur la Crète quand Thésée vint y triompher du Minotaure. Et puis les noms nous sont connus de plusieurs des internés aux enfers : Sisyphe et son rocher, Ixion et sa roue, Tantale qui ne pouvait atteindre la boisson et la nourriture offertes à ses regards. On est loin des raffinements de cruauté imaginés par l’auteur de l’Apocalypse de Paul, mais cela contribue à peupler le royaume d’Hadès, à défaut de le rendre vivant. Nous savons aussi que la zone la plus obscure du domaine d’en bas s’appelle le Tartare et nous nous plaisons à penser que rien n’est plus désirable à un mortel qu’un séjour éternel aux Champs Élysées.
De ce dernier lieu, rien ne dit qu’il se situerait dans le monde souterrain, quelque localisation que l’on reconnaisse à celui-ci. Quand, en effet, il est évoqué dans l’Odyssée, ce n’est pas à l’occasion de la rencontre d’Ulysse avec les âmes des morts. C’est au chant IV, quand Télémaque est à Sparte et interroge Hélène et Ménélas sur le destin de son père. Ménélas lui raconte ses mésaventures égyptiennes et sa rencontre avec Protée, le Vieillard de la mer. Celui-ci lui a prédit son destin post mortem : « Les immortels [l’]emmèneront aux Champs Élysées qui sont tout au bout de la terre. C’est là que la plus douce vie est offerte aux humains ».
À deux reprises dans l’Odyssée, il est question du monde des morts, quand Ulysse, au chant XI, entre en contact avec quelques-uns d’entre eux, et, tout à la fin de l’épopée, pour décrire l’arrivée là-bas des prétendants qu’il vient de tuer avec l’assistance de Télémaque. Les deux fois, le poète rapporte les paroles prononcées par les héros morts, sans pour autant donner une description un peu précise de ce domaine, avec lequel Ulysse communique en creusant la terre et qui pourtant est situé au-delà de l’Océan. La prairie des asphodèles serait-elle aux Champs Élysées ? C’est ce que paraît penser Rabelais, quand il introduit ce nom dans la langue française, dans le chapitre du Gargantua sur « le meilleur torche-cul ». On peut le supposer mais rien n’est moins clair. Il n’est même pas sûr qu’il faille vraiment lire « asphodèle » dans l’Odyssée. En revanche, Homère insiste sur ce qu’a de « putride » le royaume des morts. Nous avons ainsi une idée assez précise des odeurs dans lesquelles les âmes croupissent, mais aucune notion de ce qu’elles voient, ni même de leur consistance. S’agit-il seulement d’ombres ? Elles parlent pourtant. Quant à leur lieu de résidence, nous le savons seulement inaccessible aux vivants ordinaires, parce qu’il est loin de tout, ce qui laisse place à l’imagination.
On peut se tourner vers Hésiode ou vers Pindare, les descriptions du domaine des morts ne sont ni plus précises ni plus cohérentes que celles d’Homère. On en reste à des qualifications destinées surtout à rendre compte de l’impression produite. Les choses ne sont guère plus explicites s’agissant des divinités infernales : à aucun moment, il ne serait possible de faire un bilan complet du peuplement de ces lieux déplaisants.
Passant à Platon, Danielle Jouanna relève un progrès intellectuel vers une élaboration de la notion d’enfer, toujours entendu comme le séjour des morts, mais désormais associé à l’idée d’un jugement des âmes. Or, il lui faut bien constater que les mythes du Gorgias, du Phédon et de La République ne concordent guère. À supposer qu’existe une évolution dans la pensée de Platon, elle est loin d’être linéaire.
Pour des raisons différentes, ce n’est évidemment ni chez Aristote, ni chez Épicure, ni chez les stoïciens que l’on trouvera un approfondissement de la conception des enfers. Reste alors à se tourner vers les cultes initiatiques en se posant cette question : y enseignait-on quelque chose à propos du séjour des morts ? De deux choses l’une, en effet : ou bien les anciens Grecs ne se sont jamais donné la peine de préciser leurs conceptions en la matière, ou bien ils l’ont fait dans un cadre initiatique et le secret en a été bien gardé. En d’autres termes, les bribes que nous pouvons recueillir chez tel poète sont-elles des fragments d’un savoir plus complet, que connaissaient tous les initiés – lesquels étaient fort nombreux dans la société –, ou bien n’y a-t-il jamais eu de conception élaborée avant Virgile ?
Le poète n’est-il que le versificateur d’un savoir bien établi et transmis oralement sous le sceau du secret ? Le collecteur et le rhapsode de bribes que nul avant lui n’avait songé à coudre ensemble ? L’inventeur d’un univers propre, sur la base de légendes éparses et incohérentes ? La réponse à cette question ne fait guère de doute s’agissant de Dante, un peu plus pour Virgile, tandis que, dans le cas d’Homère, l’accord semble hors de portée. Il n’est pas indifférent que ce soit précisément à propos de la représentation du monde des morts que revienne cette question, qui touche à l’essence même de la littérature. Rendons grâces à Danielle Jouanna d’avoir débroussaillé ce chemin obscur.
Marc Lebiez
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