« Je t’aime follement. Grandeur nature. La mienne. Il entre dans mon amour un furieux besoin d’aller aux sources. Aller aux sources c’est peut-être détruire. Faire la preuve par le massacre. […] J’irai chercher tes mots. Un à un. De ta bouche vers la mienne. Les boire comme d’autres cueillent les fleurs. Doucement. Des bouquets de mots. […] Il n’est pas exclu que je n’aille un jour déchirer ta gorge pour y voir ta voix, découvrir ton mystère. L’embrasser. » Au sortir de l’enfer, en avril 1945, telle est la démesure de Boris, son exigence intime, sa nécessité d’être au plus vif d’une vérité décapée, essentielle ; l’intensité et la folie « grandeur nature » (« La [s]ienne ») de son amour, d’un amour qui ne trouve plus de limites, qui pourrait se défaire dans la violence tout en s’accomplissant, qui ne sait plus qu’« aller aux sources », furieusement, sauvagement, dans le paroxysme. Tel est l’excès dans l’amour de celui qui s’est arraché à la mort et qui l’a même « traversée de part en part », ainsi que l’écrira plus tard son ami Jorge Semprún (dans L’Écriture ou la vie) au sujet de leur expérience commune du « mal radical » : Buchenwald.
À son arrivée dans le camp comme prisonnier politique, Boris Taslitzky a 33 ans. Peintre et dessinateur déjà accompli, adhérent dès l’âge de 22 ans à l’Association des artistes et écrivains révolutionnaires, ami de Louis Aragon, compagnon de l’aventure du journal Ce soir, il a participé aux luttes de cette époque : d’un soutien aux républicains en Espagne à la participation au Front populaire, dans la lutte antifasciste puis dans la Résistance. Il a été secrétaire, dès 1935, de l’Union des peintres et sculpteurs de la maison de la culture, fréquentée par les artistes et les hommes de lettres les plus connus de l’époque et souvent proches du parti communiste… C’est dire combien cet homme jeune avait su prendre toutes ses responsabilités politiques, combien il en avait mesuré les conséquences possibles. Arrêté en novembre 1941, il a connu les prisons françaises – on y souffrait de la faim autant qu’à Buchenwald, dit-il dans le film de Christophe Cognet (L’Atelier de Boris, 2004) –, puis il est déporté au moment du débarquement allié dans l’un des tout derniers convois vers le camp construit sur la colline boisée où Goethe s’était promené : « Mais le plus beau poème qui fut écrit à ses pieds, Goethe, c’est nous qui l’avons écrit », note Taslitzky en avril 1945, avant d’être ramené vers la France.
Son mode d’être au monde est son art. Il n’a jamais cessé : pleinement peintre. Peintre, il l’est toujours et plus que jamais – sa survie en dépend – quand il se trouve jeté dans le « petit camp » de Buchenwald, après le voyage de cinq jours en wagon plombé : « Qu’on le prenne comme on pourra, écrivit-il par la suite, jamais je n’eus autant et si fortement la révélation de la beauté qu’à l’instant où je pris contact avec la géhenne du camp de quarantaine et ce qui domina alors sur tous autres sentiments ce fut l’impérieux besoin de dessiner, d’arracher à la réalité effroyable du spectacle permanent quelques-uns de ses aspects mouvants et sans cesse recréés comme si, ici, le sort qui nous avait assemblés, se complaisait à l’invention grandiose impossible, mal situé dans le temps, kaléidoscopé à l’infini. » C’est l’œil du peintre qui absorbe le choc de l’horreur, et le choc est avant tout esthétique : sa perception du monde s’arrête, dans cet instant, à cette sensation désintégrante – l’œil est pris, capté, pulvérisé, englouti par ce spectacle soudainement révélé de l’enfer –, avant de donner lieu, peut-être, à penser, éventuellement à dire. Dans ce temps pétrifié, seul subsiste en Boris le besoin d’« arracher » une parcelle puis une autre à cette folie, de la poser sur papier, d’en limiter peut-être ainsi la déflagration ; d’organiser par cette main de peintre ce chaos kaléidoscopique terrifiant.
C’est ce qu’il fit dès que l’organisation du camp par les camarades (en partie tenue, à Buchenwald, par les communistes) lui permit de récupérer la petite boîte d’aquarelle confisquée lors de son arrivée : il lui fallait les couleurs, ce grincement entre elles, l’omniprésence de ces teintes de décomposition, les lumières blafardes d’un monde détruit mais aussi celles de l’incendie, un forçage de l’œil par ce contraste exaspéré des couleurs de mort et de putréfaction, il lui fallait ces couleurs de l’horreur pour peindre le « carnaval de souffrance inouï » (selon son expression). Les cinq aquarelles peintes à l’intérieur du camp lors de ces mois de janvier et février 1945 qui virent les survivants d’Auschwitz déversés dans le petit camp montrent les corps décharnés soudés dans la mort. Elles saisissent le désastre… Bien des années après, cette même extrême saturation des couleurs dans les mêmes corps mêlés, inextricables, des charniers revient envahir les toiles engagées du peintre pour les luttes de l’Indochine, de l’apartheid, de l’Algérie, du Vietnam incendié au napalm, pour Sarajevo aussi, avec leurs fonds « à la fois lépreux et chaleureux », comme le remarquait sa fille Évelyne lors de notre récente conversation, c’est-à-dire porteurs de mort et d’espoir tout à la fois. Car ces cinq aquarelles terribles ne cesseront jamais de revenir de Buchenwald, soutenant le processus incessant de franchissements répétés pour s’éloigner de l’enfer.
Mais les 200 dessins au crayon que Boris Taslitzky fit, également au cœur du désastre, sur les papiers ou les versos de courriers officiels volés à son intention par les camarades, donnent une autre mesure de ses sources de résistance : quand Taslitzky dessine ou esquisse, il fait barrage à l’envahissement par l’horreur, inséparable alors pour lui de la couleur, mais surtout il résiste pour et avec ses camarades : il leur tend sa main fraternelle. Car il fait leur portrait. Scrupuleusement. Ce sont de très beaux portraits d’amis, certes dans la misère – vêtus de hardes, avec parfois le regard désespéré – mais dont l’humanité est restaurée sous son crayon ; chacun pose en sachant que peut-être, bientôt, il ne restera plus rien d’autre de lui que ce portrait, mais il attend de Boris que reste cela : le caractère unique, singulier, capté avec acuité, de sa personne, son portrait par leur camarade. « Nous étions tous responsables du moral des autres, dit-il des années après. Je m’y suis astreint plus spécialement car je suis un portraitiste, je sais interroger le regard des gens, et j’ai su voir, sur les visages, celui qui allait partir… Je me disais : celui-là, trois jours ; celui-ci, deux jours… et je ne me trompais pas » ; il cherche à saisir les regards « comme d’autres collectionnent les papillons », amenant à la pointe de son crayon ce qui est le plus crucial d’un être, cherchant à « aller aux sources » encore, déjà, toujours. Ses portraits surprennent souvent par leur fierté, l’élégance, la noblesse, la grâce : un tout jeune Français a négligemment noué une écharpe sur sa veste de haillons et il pose hardiment, avantageusement même, dirait-on : pourquoi renoncerait-il à séduire ?, semble-t-il questionner dans un défi… Et puis, parmi ces 200 dessins de Buchenwald, il y a les magnifiques esquisses de groupes, dans un trait sensible, délicat, léger et affirmé tout à la fois, qui laissent respirer les blancs, les réserves, les espaces entre les êtres, mais aussi font surgir la continuité de l’un à l’autre, la cohésion choisie d’une solidarité entre ces hommes pris dans la même tourmente et qui doivent résister ensemble à la plus extrême des solitudes. Boris Taslitzky peint la fraternité, le soin et l’attention apportés à chacun par chacun.
Annie Franck
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