Hugo Pradelle : À la merci d’un courant violent est un cycle romanesque très ample qui accompagne forcément un traducteur pendant de longues années. Comment avez-vous vécu cette compagnie ?
Michel Lederer : Au début des années 1990, lorsque j’ai commencé à traduire le premier volume, je ne connaissais pas l’œuvre de Roth, ni L’Or de la terre promise, ni le phénomène qui accompagnait la parution de ses livres aux États-Unis. D’emblée, la lecture d’Une étoile brille sur Mount Morris Park m’a rendu proche de l’auteur. Bien que j’aie été élevé dans un milieu laïque et assimilé, ces livres et le rapport au monde juif qui y était présenté me racontaient une histoire et me parlaient une langue qui me touchaient. Cette traduction a occupé une place importante dans ma vie. Sur une période de près de vingt ans, j’y ai travaillé quatre ou cinq ans. Mais, étrangement peut-être, Henry Roth, a trouvé assez facilement sa place. C’est une œuvre que j’ai pu apprivoiser, maintenir à bonne distance. Reprendre la traduction revenait chaque fois à retrouver un personnage familier, à reconnaitre une présence. Roth ne m’a jamais envahi. contrairement par exemple à Harold Brodkey, qui lui ne m’a pas laissé indemne.
H. P. : Vous retenez donc d’abord le parcours du personnage central du roman, Ira, ses efforts d’intégration ?
M. L. : Ce qui me frappe, c’est la puissance de ce personnage, ce qu’il a de complexe, de contradictoire, son immense érudition, la violence qu’il s’inflige, la lucidité qu’il s’impose. En même temps, il y a quelque chose d’odieux et d’insupportable en lui. Je suis frappé parfois par son absence d’émotion, et par la solitude terrible qui le caractérise. Les livres sont tout entier élaborés autour de ruptures, souvent brutales – avec le milieu juif, la sexualité, Joyce, les idéaux politiques, etc. Il y a plein de choses de la vie et en même temps la littérature est partout. Roth tient ces deux pans ensemble. Il y a d’ailleurs quantité de citations dans le texte qu’il a fallu repérer, depuis Le Paradis perdu jusqu’à Villon par exemple. La littérature classique, écrite, est ainsi constamment frottée à l’oralité du yiddish.
H. P. : Et cette autre langue est partout.
M. L. : C’est ce qui a été le plus complexe à traduire car le yiddish est partout dans l’anglais de Roth. Ce n’est pas le yiddish en soi, car en travaillant avec Myriam Anissimov, en faisant le choix d’établir un lexique assez complet, la présence des mots yiddish ne m’a pas posé trop de problèmes. Mais Roth reprend aussi en anglais les discours en yiddish des proches du personnage, les transpose, modifie le rythme de sa langue, lui imprime d’autres tours. La grammaire est déstructurée, les mots déplacés, tout se désarticule. Il faut dire que le yiddish s’est beaucoup plus intégré dans la langue américaine que dans le français. Il a fallu en quelque sorte traduire la traduction de Roth. J’ai dû inventer des distorsions dans ma propre langue en passant par une autre. Ce fut épuisant et très enthousiasmant. En outre, l’effacement de cette langue, sa perte, habitent tous les romans, et il m’a fallu trouver des solutions pour rendre compte aussi de ce blanc.
H. P. : Le trait le plus singulier de cette œuvre consiste en un dispositif narratif très spécifique. D’un côté une narration autobiographique assez classique, au passé, à la troisième personne, et de l’autre un commentaire, au présent et à la première personne, qui met en scène le vieil écrivain dialoguant avec son ordinateur…
M. L. Ce qui me frappe le plus, c’est le regard du vieil homme sans concessions sur lui-même, sur son œuvre, sa progression et sa composition. Plus que le parcours lui-même, c’est ce regard, ce dialogue entre le vieil écrivain malade et son ordinateur, Ecclesias le bien nommé, qui importent. La puissance de ce regard, ce qu’il implique de corrections, de profondeur, me fascine et me bouleverse. Le roman oppose deux temps, deux instances narratives, deux régimes du récit et c’est dans l’interstice entre les deux que se loge sa puissance. J’ai traduit ceci de façon continue, pour respecter les ruptures. Je m’assimilais en quelque sorte à ce que le livre faisait. Je voulais absolument obéir à son rythme, quitte à en attraper des rhumatismes articulaires. Dans l’écart que produit cette construction narrative, le narrateur se juge et juge son œuvre. Le statut du texte change avec une subtilité étonnante. L’invention d’Ecclesias est assez stupéfiante. Il est à la fois le chœur antique, le juge, le compagnon, la mauvaise conscience, mais aussi le sauveur qui rend l’œuvre possible. La glose n’est pas seulement un commentaire, elle devient, par un renversement unique, le moteur de la fiction. Ira cherche à oublier un monde et n’y parvient pas, il ne peut qu’y revenir sans cesse.
H. P. : L’enjeu de cette œuvre est là…
M. L. : Oui, elle porte l’écho d’un monde perdu avec l’immigration en Amérique, le monde juif d’Europe de l’Est, la langue qui périclite, comme chez Singer. Mais c’est l’audace formelle de l’œuvre qui me frappe, qui confère au texte une dimension neuve, stimulante, et qui ne peut être détachée du sentiment de la perte comme du processus d’intégration, auxquels le roman cherche à donner forme.
H. P. : Le Clézio dit clairement cela lorsqu’il écrit : « La mémoire, ce n’est pas seulement une quête personnelle. C’est un travail sans fin pour la mise en ordre et l’architecture du monde. »
M. L. : Il le dit mieux que moi, mais c’est ça. On se pense soi et on pense le monde. On fait les deux ensemble, on fait tenir le monde avec soi. Je me souviens de ce moment où Roth reproche à Joyce d’avoir quitté l’Irlande pour en parler, affirmant que lui, il est en Amérique, qu’il y demeure, qu’il ne peut écrire que là. Et surtout ce qui me bouleverse, c’est que cette forme singulière et puissante ne gomme pas l’humanité profonde de ce livre.
H. P. : Comment avez-vous envisagé, après plus de dix années de pause, de reprendre la traduction ? Avez-vous trouvé le dernier volume d’une facture différente ?
M. L. : Le livre m’est arrivé de manière surprenante. Pour moi, c’était fini. L’œuvre s’achevait avec Requiem pour Harlem – quel titre vraiment ! – et par cet adieu à « ce maudit Harlem »… J’ai retrouvé le même plaisir. Ce moment marque une fin, le déploiement de ce qui, peut-être, demeurait en filigrane, ce vers quoi le dernier volume tendait, l’œuvre entière en quelque sorte. C’est une sortie du monde juif, restreint, avec lequel le personnage lutte depuis le début. Le roman ordonne une assimilation en quelque sorte. Ira devient américain en rompant une fois encore avec ses idéaux politiques, ses camarades communistes, son amante, ses illusions littéraires. Il change d’univers. C’est un ultime passage, une rupture plus nette encore. C’est une autre fin, une fin possible.
H. P. : L’abandon du parti pris formel, la quasi-absence du commentaire, ne vous frappent-ils pas ? Est-ce un fait de l’édition ?
M. L. : C’est vrai qu’en grande partie le procédé s’estompe. Il est maintenu pourtant au début et à la fin du roman. Cela ne m’a pas choqué. Le livre est plus court aussi. Je n’ai pas connaissance des détails éditoriaux et je m’en suis en quelque sorte préservé. J’ai traduit le livre, simplement. Il y aurait un travail de recherche à faire que des universitaires feront peut-être. Je n’ai pas d’informations particulières sur cette édition ni sur ses principes. À la lecture, on sent qu’il manque quelque chose, que ce n’est pas la même structure. Mais on peut aussi faire l’hypothèse que la dernière rupture consiste en cet abandon. Il commence une autre histoire…
Je m’astreins à adopter une position modeste, à demeurer dans mon rôle. L’œuvre m’a marqué, elle est très présente dans ma vie, ma manière de lire et de traduire, et j’ai simplement abordé le livre comme il est. J’ai autant aimé le traduire que les autres. J’ai éprouvé un grand plaisir à le retrouver, c’était tellement inattendu, il y a une sorte d’euphorie, de joie à se replonger dans l’univers de Roth, à accompagner Ira un peu plus longtemps. Le reste, à vous, lecteurs, de juger. C’est la fin d’une aventure littéraire, humaine, mais c’est une fin, il y aurait pu y en avoir une autre. Cela a été un plaisir profondément humain pour moi de traduire ce livre. Je comprends vos réserves, votre inconfort, mais je n’en ai pas autant. Quelle que soit la manière dont il a été fait, il demeure une œuvre de Roth, je n’ai pas eu de doutes sur l’écriture, le style. Et c’est une façon d’inviter à le relire et c’est ce qui compte pour moi.
Hugo Pradelle
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