C’était au temps de la dictature du général Videla et des « centres de détention ». Mais de cela Le Bleu des abeilles ne parle pas. Manège, petite histoire argentine, le premier roman de Laura Alcoba en 2007, non plus. Il mettait en scène la narratrice et sa mère à La Plata peu avant que la dictature ne prenne son tour le plus sanglant. Le père était enfermé en tant que militant révolutionnaire. La narratrice et sa mère vivaient cachées dans cette ville singulière, que son tracé géométrique rend facile à quadriller. L’enfant avait appris à vivre dans des limites et des contraintes qu’elle retrouve, un peu plus âgée, en franchissant l’Atlantique...
Ainsi, elle n’a pas le droit de correspondre avec son père emprisonné autrement qu’en espagnol. Et l’un des plus beaux épisodes de cette histoire est sans doute celui de la « cinquième photo ». Sur les cinq photos que peut posséder un détenu, on ne peut voir que des personnes identifiables par les geôliers. Si un étranger à la sphère intime y apparaît, la photo est détruite. L’enfant veut envoyer la bonne photo à son père. Cela tardera.
Comme aura tardé le moment du départ. Avant de quitter La Plata, la narratrice a pris des leçons de français. Elle s’est émerveillée et s’émerveillera devant tout ce qui est différent, inconnu. En quelques instantanés, on assiste aux découvertes d’un enfant, loin de l’été austral. Elle s’attendait à vivre à Paris ; elle habite au Blanc-Mesnil. De Paris, il sera peu question, sinon quand on prend le métro. La mère travaille dans un centre d’accueil pour des enfants dont le comportement peut devenir subitement extrême. La fillette rencontre ainsi Paul ou Antoine, atteints d’autisme ou de troubles plus graves. Puis au bout d’un mois en France, elle entre à l’école, se fait des amis, découvre de petits drames qu’elle ne concevait pas. Le quartier qu’elle habite se partage entre sa partie africaine et maghrébine, et une sorte de « barrio latino ». Le décor de l’appartement est celui de ces années soixante-dix finissantes : le papier peint est constitué de tuyaux qui conduisent les réflexions et les rêveries de la narratrice. Et elle est souvent occupée à rêver.
Le monde qui l’environne est rempli de questions que son usage incertain du français rend plus complexes encore. Elle découvre ainsi Georges Marchais, vedette médiatique de ce temps et n’ose avouer à Nadine qu’elle ignorait tout de Claude François, mort cette année-là. Les échanges avec son père autour de leurs lectures contribuent à les clarifier. L’une des plus tenaces concerne le bleu des abeilles qui donne son titre au roman. La lecture de La Vie des abeilles de Maeterlinck laisse penser que cette couleur est la préférée des insectes. L’enfant se questionne sur un mystère, parmi d’autres qui font de ce moment de l’existence une période enchanteresse.
La venue d’amis argentins, des réfugiés politiques, crée aussi le trouble. Les entendre, c’est se laisser happer par la litanie des noms ou prénoms de compagnons incarcérés, disparus, partis, morts. La réalité de l’époque s’invite dans l’appartement du Blanc-Mesnil, dans l’existence paisible d’une enfant qui oublie ses peurs.
Le Bleu des abeilles est un roman délicat, léger. Les scènes d’enfant, pour reprendre un titre à la Schumann, s’y succèdent sans que jamais cela pèse ou pose. On sent toutefois ce que cette histoire d’exil a pu avoir de douloureux, au détour d’un récit.
Mais on retient ce que l’enfant a appris, découvert, aimé, même en le comprenant mal. Ainsi de la lecture des Fleurs bleues, faite malgré les conseils de la bibliothécaire. Elle aura au moins apprécié la rencontre entre Cidrolin et le duc d’Auge ; ce privilège qui consiste à goûter Queneau n’est pas donné à tout le monde.
Norbert Czarny
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