littérature
Faim d'Amérique
Entretien avec Richard Ford
propos recueillis par steven sampson En toute franchise constitue le quatrième volet des aventures de Frank Bascombe, l'un des plus célèbres personnages de la littérature américaine de l'après-guerre. Créé il y a trente ans dans le roman Un week-end dans le Michigan, Bascombe continue à réexaminer sa vie et à réfléchir sur ses réflexions.
RiChaRd FoRd en toute Franchise trad. de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun L'Olivier, 231 p., 21,50
R. F. : Le regard qu'il porte sur son vécu fait partie de l'agencement du récit. Lorsqu'on écrit un roman à la première personne, il y a une règle de base : il faut donner une occupation au personnage. Alors, examiner sa vie, c'est un passe-temps important. S. S. : Donc son activité principale, c'est d'évaluer sa vie ? R. F. : Ça, et la raconter. Si Frank existait réellement, et qu'on lui demandât si sa vie avait un arc narratif, il dirait non. Tandis que l'écrivain peut la considérer autrement, à travers un prisme. Mais si on retire le prisme, tout ce qui reste, c'est la vie crue, des fourmis sur un bout de gâteau. S. S. : Dans Un week-end dans le Michigan, Frank était journaliste sportif, depuis il a changé de métier. Pourquoi avez-vous fait de lui un agent immobilier ? R. F. : Je connaissais bien l'immobilier, et il était important pour moi qu'il fasse un travail que le lecteur puisse comprendre. Comme vous le savez, en Amérique, n'importe qui peut faire ce métier s'il suit des cours pendant quelques mois. Il faut que mes personnages gagnent leur vie, j'ai grandi avec ces valeurslà, les gens autour de mon père travaillaient, ce qui leur permettait d'être ancrés dans la réalité. Pour moi, les personnes sans vocation sont insaisissables. S. S. : Les rencontres dans ce livre sont souvent liées à l'histoire d'une maison.
S
teven Sampson : En vieillissant, Frank Bascombe semble de plus en plus obsédé par le langage.
voulais me renseigner sur des aspects ignorés de cette destruction. S. S. : Ce livre est fait de quatre histoires distinctes, qui ont en commun les retrouvailles nostalgiques de gens un peu perdus, dont les chemins se croisent par hasard. R. F. : Je me réfère à Wallace Stevens : à une époque de non-croyance, c'est au poète de fournir les satisfactions de la foi par le biais de sa mesure et de son style. Parfois, des coïncidences se produisent, mon rôle est de faire en sorte qu'elles paraissent crédibles. En acceptant le dicton de Ruskin selon lequel la composition consiste à arranger des choses disparates, je m'efforce de rendre cet arrangement logique. S. S. : Frank se préoccupe de la question du destin.
Richard Ford : Aujourd'hui, il y a toutes sortes d'expressions offensives dans le discours courant. De façon générale, le langage m'interpelle, il me vexe, je suis dyslexique ; donc, sans vouloir passer pour un illuminé, j'avoue que je le ressens dans plusieurs de ses dimensions, son aspect cognitif me paraît légèrement décalé, je perçois les mots par leur sonorité aussi bien que par leur signification. S. S. : Quelle a été la genèse de ce roman ? R. F. : Avec ma femme, je suis allé sur les lieux dévastés par l'ouragan Sandy. Certains dommages étaient moins prévisibles que d'autres. Cela m'a rappelé cette phrase d'Emerson : « La Nature n'aime pas être observée. » Je
R. F. : En quarante ans, j'ai dû vivre dans trente maisons, cinq que j'ai achetées et vingt-cinq que j'ai louées. L'explication la plus simple est que j'ai grandi dans un petit bled arriéré du Mississippi ; alors, quand je m'en suis échappé, en 1962, je trouvais le reste du pays exotique, j'avais faim de l'Amérique. Comme je n'aime pas être touriste et que je n'ai ni job ni enfants, j'ai été libre de découvrir des endroits divers et de m'y arrêter un peu. S. S. : Vous aimez aussi les voitures. R. F. : Je les adore ! Avant, j'avais une Porsche 356 SC, on me l'a volée à Chicago. J'aime aussi beaucoup les motos, je conduis une grande Harley Softail, elle m'appartient depuis trente ans. C'est une expression de l'âme américaine, avec moi comme avatar : on se déplace sans cesse. On avait un continent à piller et, pour le faire proprement, entreprise qu'on a presque achevée, il fallait retourner d'où l'on était venu,
NQL n° 1 138
3
Steven Sampson
Faim d'Amérique
Entretien avec Richard Ford
propos recueillis par steven sampson En toute franchise constitue le quatrième volet des aventures de Frank Bascombe, l'un des plus célèbres personnages de la littérature américaine de l'après-guerre. Créé il y a trente ans dans le roman Un week-end dans le Michigan, Bascombe continue à réexaminer sa vie et à réfléchir sur ses réflexions.
RiChaRd FoRd en toute Franchise trad. de l'anglais (États-Unis) par Josée Kamoun L'Olivier, 231 p., 21,50
R. F. : Le regard qu'il porte sur son vécu fait partie de l'agencement du récit. Lorsqu'on écrit un roman à la première personne, il y a une règle de base : il faut donner une occupation au personnage. Alors, examiner sa vie, c'est un passe-temps important. S. S. : Donc son activité principale, c'est d'évaluer sa vie ? R. F. : Ça, et la raconter. Si Frank existait réellement, et qu'on lui demandât si sa vie avait un arc narratif, il dirait non. Tandis que l'écrivain peut la considérer autrement, à travers un prisme. Mais si on retire le prisme, tout ce qui reste, c'est la vie crue, des fourmis sur un bout de gâteau. S. S. : Dans Un week-end dans le Michigan, Frank était journaliste sportif, depuis il a changé de métier. Pourquoi avez-vous fait de lui un agent immobilier ? R. F. : Je connaissais bien l'immobilier, et il était important pour moi qu'il fasse un travail que le lecteur puisse comprendre. Comme vous le savez, en Amérique, n'importe qui peut faire ce métier s'il suit des cours pendant quelques mois. Il faut que mes personnages gagnent leur vie, j'ai grandi avec ces valeurslà, les gens autour de mon père travaillaient, ce qui leur permettait d'être ancrés dans la réalité. Pour moi, les personnes sans vocation sont insaisissables. S. S. : Les rencontres dans ce livre sont souvent liées à l'histoire d'une maison.
S
teven Sampson : En vieillissant, Frank Bascombe semble de plus en plus obsédé par le langage.
voulais me renseigner sur des aspects ignorés de cette destruction. S. S. : Ce livre est fait de quatre histoires distinctes, qui ont en commun les retrouvailles nostalgiques de gens un peu perdus, dont les chemins se croisent par hasard. R. F. : Je me réfère à Wallace Stevens : à une époque de non-croyance, c'est au poète de fournir les satisfactions de la foi par le biais de sa mesure et de son style. Parfois, des coïncidences se produisent, mon rôle est de faire en sorte qu'elles paraissent crédibles. En acceptant le dicton de Ruskin selon lequel la composition consiste à arranger des choses disparates, je m'efforce de rendre cet arrangement logique. S. S. : Frank se préoccupe de la question du destin.
Richard Ford : Aujourd'hui, il y a toutes sortes d'expressions offensives dans le discours courant. De façon générale, le langage m'interpelle, il me vexe, je suis dyslexique ; donc, sans vouloir passer pour un illuminé, j'avoue que je le ressens dans plusieurs de ses dimensions, son aspect cognitif me paraît légèrement décalé, je perçois les mots par leur sonorité aussi bien que par leur signification. S. S. : Quelle a été la genèse de ce roman ? R. F. : Avec ma femme, je suis allé sur les lieux dévastés par l'ouragan Sandy. Certains dommages étaient moins prévisibles que d'autres. Cela m'a rappelé cette phrase d'Emerson : « La Nature n'aime pas être observée. » Je
R. F. : En quarante ans, j'ai dû vivre dans trente maisons, cinq que j'ai achetées et vingt-cinq que j'ai louées. L'explication la plus simple est que j'ai grandi dans un petit bled arriéré du Mississippi ; alors, quand je m'en suis échappé, en 1962, je trouvais le reste du pays exotique, j'avais faim de l'Amérique. Comme je n'aime pas être touriste et que je n'ai ni job ni enfants, j'ai été libre de découvrir des endroits divers et de m'y arrêter un peu. S. S. : Vous aimez aussi les voitures. R. F. : Je les adore ! Avant, j'avais une Porsche 356 SC, on me l'a volée à Chicago. J'aime aussi beaucoup les motos, je conduis une grande Harley Softail, elle m'appartient depuis trente ans. C'est une expression de l'âme américaine, avec moi comme avatar : on se déplace sans cesse. On avait un continent à piller et, pour le faire proprement, entreprise qu'on a presque achevée, il fallait retourner d'où l'on était venu,
NQL n° 1 138
3
Steven Sampson
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)