Il est certain que l’on est ici devant des cours, donnés qui plus est par un jeune universitaire dont il serait excessif de prétendre qu’il est d’ores et déjà ce qu’évoque pour nous le nom de Heidegger. Leur publication, sur la base principalement des notes prises par des étudiants, intéressera les spécialistes, qui se réjouiront d’y trouver des éléments propres à parfaire leur connaissance d’un des principaux penseurs du XXe siècle. Il est vrai que l’on peut ainsi comprendre un peu mieux les écrits publiés, en projetant la lumière sur les arrière-plans et les travaux préparatoires. Des professeurs de philosophie pourront aussi y trouver des modèles à imiter. Mais enfin tous les lecteurs de philosophie ne sont pas d’érudits historiens de cette discipline, ni même des professeurs. Ceux qui ne liront pas cette Phénoménologie de la vie religieuse pour connaître encore mieux Heidegger le feront pour en découvrir un autre, inattendu.
Que lit-on lorsqu’est publié un des premiers cours de celui qui deviendra un des penseurs majeurs du XXe siècle ? Nous sommes bien conscients qu’il n’aurait pas les honneurs d’un grand éditeur si son auteur n’était devenu ce que nous savons. On n’en aurait même pas fait un livre. Nous ne pouvons donc feindre de lire celui-ci comme nous ferions de n’importe quel cours universitaire plutôt bon – à supposer d’ailleurs que le jeune philosophe ait forcément été un bon professeur, ce qui est là encore une vision rétrospective. Reste donc à y lire l’annonce de ce qui viendra ensuite, ne serait-ce que sur le mode du travail préparatoire. En l’occurrence, ce serait à Être et Temps puisque cet ouvrage majeur, qui conféra une brutale célébrité à Heidegger, a paru six ans plus tard.
Le cours du semestre d’été 1921 est concentré sur une analyse détaillée du livre X des Confessions de saint Augustin, dont chaque mot fait l’objet d’une méticuleuse élucidation qui appelle du lecteur un va-et-vient incessant avec le texte original, stylo en main pour noircir les marges. Quoique son titre ait été Augustin et le néoplatonisme, le néoplatonisme n’y est pas évoqué. Celui qui s’attendait à voir infirmée l’intuition de Pierre Hadot ne peut donc qu’être déçu. En un temps où n’étaient publiés que les livres voulus tels par le philosophe, celui qui n’était pas encore professeur au Collège de France avait publié dans Critique un article, intitulé « Heidegger et Plotin », dans lequel il jugeait d’autant plus pesant le silence de Heidegger sur le néoplatonisme que la « différence ontologique » de l’être et de l’étant lui paraissait une reprise inavouée – sinon inconsciente – de la différence néoplatonicienne de l’un et de l’être. On peut certes contester le rapprochement opéré par Hadot mais le refus heideggérien de se confronter au néoplatonisme, même quand il l’annonce, n’en reste pas moins troublant.
On dira, et à juste titre, que tout philosophe est libre de choisir ses références et que l’on voit bien comment celui qui médite sur l’être et le temps peut être plus directement intéressé par Augustin que par des néoplatoniciens dont ce n’est guère le souci. Présenter les choses ainsi serait supposer résolu le problème que pose ce livre, celui de la place exacte de ces cours dans la constitution de la méditation heideggérienne. Il est clair que cette étude a pu constituer pour son auteur un matériau utile à l’élaboration d’une réflexion sur l’être et le temps mais on aimerait savoir dans quelle mesure le choix d’étudier précisément ce chapitre des Confessions était déterminé par une réflexion engagée, ou bien si c’est la rencontre d’Augustin qui a orienté Heidegger dans cette direction. Il est évident que les choses ne sauraient être tranchées avec cette belle netteté mais il n’est pas absurde pour autant de s’interroger sur la manière dont une pensée comme celle-là se constitue et s’élabore, de chercher les points d’inflexion, les noms et les œuvres dont la rencontre aurait eu un effet identifiable. Heidegger lui-même a raconté que la publication du grand livre de 1927 avait été provoquée par une demande explicite du doyen de la faculté de philosophie de Marbourg. Cela ne signifie certes pas qu’elle aurait été tout à fait improvisée : Être et Temps ne serait pas regardé, quelque affinité qu’on puisse ressentir avec les analyses qui y sont développées, comme un des ouvrages majeurs du XXe siècle s’il n’était pas le fruit d’une réflexion aboutie – ce qui ne signifie certes pas qu’elle aurait trouvé là son point d’aboutissement. Or voici un cours que, rétrospectivement, nous serions tentés d’intituler Être et temps chez Augustin car c’est peu dire que l’on y trouve le prélude à nombre des analyses les plus significatives d’Être et Temps.
Mais pourquoi lisons-nous Augustin ? Autant l’avouer, c’est pour avoir appris dans Être et Temps que la lecture de ce Père de l’Église présentait un intérêt proprement philosophique, en particulier pour qui s’efforce de penser le temps. Quand Heidegger élaborait son grand livre, Augustin ne faisait pas partie des lectures habituelles des philosophes, qui le laissaient aux théologiens. Le schéma semble donc clair : préparant un livre sur l’être et le temps, ce jeune universitaire ne pouvait manquer de rencontrer les analyses augustiniennes, auxquelles il a donc consacré des heures de cours, afin de les mieux maîtriser lui-même et d’approfondir sa propre réflexion sur un sujet grâce auquel il allait accéder à une soudaine notoriété. Il le semblait du moins, avant que ces cours ne deviennent accessibles et que l’on voie un semestre d’été consacré à Augustin succéder à un semestre d’hiver consacré à Paul.
Du coup, l’éclairage est modifié. Qui avait lu Être et Temps savait, pour Augustin. Mais, pour Paul, qui s’en doutait, avant la parution de ce volume intitulé Phénoménologie de la vie religieuse ? Rien dans les œuvres canoniques publiées par Heidegger ne laissait penser qu’il était passé par un moment paulinien. Étudier des épîtres de Paul à l’automne puis un chapitre des Confessions au printemps, ce n’est pas la même chose que d’aller chercher de belles études sur la conscience du temps chez un Père de l’Église négligé par les philosophes. Pour le dire brutalement, ce que l’on voit dans ces cours, c’est que la réflexion sur la vie religieuse est première. On se souvient alors que Heidegger vient du catholicisme, ce dont on ne voit guère de traces dans les ouvrages ultérieurs, non plus que de ces études pauliniennes.
Dans ces années marquées par la traumatisante défaite finale de la Première Guerre mondiale, plusieurs de ceux qui étaient, ou allaient être, rangés au nombre des plus grands penseurs allemands de leur temps se sont tournés vers Paul. La concomitance des publications est impressionnante. Heidegger prononce son cours sur les épîtres aux Galates et aux Thessaloniciens entre octobre 1920 et février 1921. C’est le moment où un Adolf von Harnack au faîte de sa gloire consacre un monument à Marcion, présenté comme tenant d’un ultra-paulinisme radical, « le plus grand théologien entre Paul et Augustin ». Au même moment, Karl Barth publie son étude sur l’Épître aux Romains, qui a pu elle aussi être rapprochée d’un néo-marcionisme. On pourrait également, malgré la distance intellectuelle mais à cause de Marcion, mentionner L’Esprit de l’utopie dont Ernst Bloch fait paraître la seconde édition en 1923. En 1922, Carl Schmitt, un penseur dont la carrière devait suivre les mêmes errements que celle de Heidegger, se fait connaître par un livre dont le titre suffit à dire le paulinisme : Théologie politique. Ces rapprochements ne sont pas l’effet d’une illusion d’optique produite par l’éloignement dans le temps, les parentés étaient reconnues pour telles, dans un horizon intellectuel marqué par la rupture paulinienne avec l’Ancien Testament.
Telle est la remise en perspective que nous devons à cette publication : montrer comment Heidegger est venu du christianisme vers une pensée qui allait en paraître bien éloignée. Malgré l’usage du mot phénoménologie, son état d’esprit est très éloigné de celui d’un Husserl disant à Leo Strauss : « S’il existe un donné Dieu, nous le décrirons. »
Marc Lebiez
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