Seul et au pluriel, l’adjectif du titre nous confronte à une limite temporelle. Le livre se place entre un exergue initial et un final. Le premier, de Kafka, montre des humains tournés vers le passé, « perdus » dans le présent. C’est la perte du futur, de tout espoir, c’est le « froid désarroi » qui suit la fin de « nos rêves enthousiastes ». Le dernier est emprunté à La Vita nuova de Dante, qui raconte le parcours d’un homme vers la lumière. La phrase latine est dite par Amour au narrateur pour le remettre sur le vrai chemin : « Tempus est ut prætermittantur simulacra nostra. » René de Ceccatty traduit ainsi cette phrase : « Il est temps de renoncer à nos feintes[1]. » Simulacra pourrait aussi se traduire par « fictions », « images » ou « représentations », voire « ombres » ou « fantômes ». Cette quête de lumière que nous rencontrons également dans La Divine Comédie, dont le dernier vers est « l’amour qui meut le soleil et les autres étoiles[2] », reste au cœur de Provisoires.
Nous connaissons la voix fraternelle de Christophe Manon, sa lucidité tourmentée. Dans un entretien, il déclarait s’adresser à tous, à ses « semblables », ses « frères humains » : « La stupeur de vivre, la crainte de la mort, la toute-puissance du désir, l’amour, la joie, la détresse, tout cela me semble commun à chacun d’entre nous et donc partageable[3]. » Les cinq suites de poèmes de Provisoires énoncent au présent du constat le sort commun. En ce qui est commun et partagé, le poète puise comme en des instants, « souvenir d’une étreinte / ou d’un baiser », pour initier un mouvement et propulser l’écriture. Les oppositions, portées par des adverbes comme « toutefois » et « cependant », opèrent comme des silex ; des propositions courtes et antinomiques se frottent : on obtient le feu de l’écriture comme on réactiverait un usage ancien. Le désir n’est pas d’atténuer les « blessures », car c’est avec elles et même en acceptant leur mise à vif que l’écriture, qui les inscrit dans le poème comme des données sismiques, peut expérimenter « comment ne plus ».
sans plus laisser de trace qu’un baiser
déposé sur la surface vibrante
d’une vitre voilée de givre
Le lyrisme du poème rejoint les grandes voix qui l’ont précédé. Le proverbe « Tout passe, tout lasse, tout casse », diversement traduit par les poètes, de Villon et Rutebeuf à Ronsard et Lamartine, revient ici avec une nuance décisive :
Aimer
toujours
avec passion
et vouloir être aimé
obstinément
– on étreint tant
on embrasse si fort
quelque chose casse
tout fluctue
et tout passe
mais jamais
on ne se lasse
car ça palpite
et ça tressaille
quelque part
dans les tréfonds.
Le chant scandé en douceur ou en heurts révèle l’appartenance à une culture et pose le socle d’une fraternité. Chez Christophe Manon, on est seul mais ensemble. Quelque chose se réveille, exulte. Sur le bord, près de tomber, de manière ultime et terrible, voilà le sursaut de vitalité, la réaction des corps frottés ou caressés, des mots touchés dans le poème mû par « le désir unanime de vivre ». Le temps allégorique, avec sa « mâchoire » dévorante, entre dans le poème. De l’affrontement d’éléments antagonistes surgissent la pulsion de vie et sa capacité à transformer.
La lumière, « grâce » et « splendeur », vient d’abord tout simplement du jour, mais ensuite de l’amour et des révoltes : « peut-être / avons-nous su préserver quelque / semblant de rage dont l’incendie / explose et resplendit dans la nuit ».
Rien n’est écarté, la déchirure reste le fondement de notre condition, elle est redéfinie par un rapport au monde qui fait de la contradiction un moteur de l’action.
Tous
à la fois
prédateurs et proies
chargés d’erreurs solides
d’un désir insatiable
et sans fond
tous
si féroces et si tendres
provisoires et cependant coriaces
donnant d’une main
pour reprendre de l’autre
dans la splendeur du jour
Si le poème contient une danse macabre et des memento mori, si nous y apparaissons « poing tendu / vers le ciel vide » ou « cognant contre les murs / nos vilaines caboches », nous y sommes appelés à l’amour de cette vie pourtant « provisoire », « transitoire », et même peut-être « dérisoire », allant d’« épiphanie » en « épiphanie », « si exaltante et inépuisable / quoique dévastatrice ».
[Extrait]
« à l’heure haute où l’on traîne avec soi
son fantôme en émoi qui ploie
dans le tumulte de l’air impatient avec
pour seul bagage un long sillage
d’urgences peut-être aussi quelques
épiphanies profanes et fragiles
vient le désir de chanter non pas
les choses de la nuit ni même la nuit mais
l’augure de vibrants instants car s’il faut
à la fin n’être plus qu’un nom taillé
dans la pierre et deux dates autant dire quoi-
que rares les grâces et la beauté du monde »
[1] Dante, La Vita nuova, trad. René de Ceccatty, Points, coll. « Poésie », 2019.
[2] Dante, La Divine Comédie, trad. Jacqueline Risset, Flammarion, 2010.
[3] « “L’âge du troc et de la contrebande”. Entretien avec Christophe Manon, par Isabelle Lévesque », Quinzaines. Lettres, arts et idées, no 1215, 1er juin 2019.
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