Que l’on soit là devant trois catégories fondamentales n’est guère douteux. L’être humain a la capacité de nier n’importe quelle proposition et de dire ce que et comment les choses ne sont pas. On voit bien aussi l’importance de la catégorie du possible : c’est parce que l’être humain peut se représenter ce qui est considéré comme non nécessaire qu’il peut aussi envisager ce qui pourrait être autrement et le faire advenir. Sans doute pourrait-on s’interroger sur la pertinence de la distinction entre ces deux catégories et se demander si la modalité du possible n’est pas simplement une autre formulation de la catégorie de négation. Mais passons car tel n’est pas l’objet principal de ce livre, qui est consacré à la régression à l’infini.
Chacun a pu faire l’expérience de ce que cela désigne, lorsque deux miroirs se font face ou quand on se demande qui jugera les juges. Cette régression peut aller à l’infini puisque l’on peut toujours attendre d’un juge suivant qu’il juge le juge précédent. Si, en matière judiciaire, on a institué une chaîne procédurale propre à interrompre cette régression potentiellement infinie – quitte, d’ailleurs, à ce que persiste l’insatisfaction d’une au moins des parties –, il n’est pas possible de le faire dans tous les domaines. C’est ainsi que le problème de la validation des travaux scientifiques n’a pas trouvé de solution satisfaisante puisque les personnes appelées à juger de la validité d’une découverte doivent être impliquées dans la même recherche pour être aptes à la juger, cette implication même les mettant dans l’incapacité de juger avec l’objectivité souhaitable. Virno est assez convaincant lorsqu’il utilise cette catégorie pour analyser nos émotions ; il caractérise ainsi l’angoisse comme peur de la peur ou le bonheur comme conscience contente d’un contentement.
Le désaccord ne saurait porter sur la réalité de cette expérience psychique ; en revanche, on peut contester le statut que lui accorde Virno lorsqu’il en fait une « catégorie logique fondamentale » qui serait la « clé de voûte d’une anthropologie matérialiste ». Cette dernière notion ne brille pas d’une clarté suffisante pour que son apport soit perceptible et elle peut susciter un certain scepticisme. Ôtons l’adjectif et l’on admettra plus volontiers le caractère « anthropologique » de ce qui a effectivement tout l’air d’une dimension fondamentale de la conscience humaine. Reste à savoir ce qui en ferait davantage une catégorie logique que la conjonction ou la capacité de formuler des propositions susceptibles du vrai ou du faux. Un des paradoxes de ce livre est que pareil désaccord n’a pas beaucoup d’importance car il en touche plutôt l’appareil rhétorique que ce qui en constitue véritablement le fond, qui, lui, intéresse au plus haut point.
Il s’agit donc de montrer toute l’étendue des domaines d’expérience humaine que l’on peut interpréter en termes de possible régression à l’infini, laquelle n’est jamais en fait qu’un « ainsi de suite » toujours possible, la vertigineuse possibilité de redoubler tout processus, sur le mode du juge qui jugera le juge qui jugera le juge ou de la peur d’avoir peur d’avoir peur. Il est clair que, si l’on s’engage dans une telle régression, il n’y a aucune raison de s’arrêter. Mutatis mutandis, la situation fait penser à celle du paranoïaque qui interprète tout, y compris ce que l’esprit sensé juge insignifiant : on ne peut lui prouver l’insignifiance de ce à quoi il attribue tant de sens. Même si Virno préfère parler d’anthropologie, ce qu’il est libre de faire, on est donc bien devant un problème philosophique puisque est en jeu le pouvoir de la raison : comment celle-ci pourrait-elle s’imposer face à ce qui apparaît comme un défi majeur ?
Virno a si bien vu le problème que toute la deuxième moitié de son livre est consacrée à l’analyse des manières que l’on a pu trouver pour interrompre ce processus. Même si l’on peut évoquer aussi la psychanalyse, cette tâche est principalement celle de la philosophie, dont l’histoire « est dans une mesure très large, et même décisive, l’histoire des tentatives pour mettre un terme à la régression à l’infini ». Cela commence avec le Parménide de Platon, cela continue avec l’argument aristotélicien du « troisième homme » ou la distinction wittgensteinienne entre dire et montrer. Sont aussi convoqués la distinction kantienne du phénomène et de la chose en soi, ainsi que « le rôle décisif que Hegel attribue à la négation de la négation pour obvier au danger d’un mauvais infini ». De manière générale, toutes les quêtes de fondement, les formulations de principes premiers, les énoncés d’axiomes sont autant de manières pour la philosophie d’interrompre la régression à l’infini, autant de formes de ce que Virno appelle le « ça suffit comme ça ».
Mais ce à quoi la philosophie s’est efforcée avec les moyens qui sont les siens – à savoir l’exercice de la rationalité – ne serait somme toute qu’une manière de penser cette réalité de l’expérience humaine, à savoir que « le phénomène originaire n’est pas la régression à l’infini mais son interruption ». Le coup d’arrêt survient en premier lieu. L’« ainsi de suite » se fonde sur le « ça suffit comme ça », « s’enracine dans son insuffisance occasionnelle ou dans son échec partiel ». Cette interruption de la régression est la « décision préliminaire, préalable et modèle de toutes les autres ». Celle-ci est « productrice de rites, d’idées et d’habitudes », elle est donc essentielle à « l’animal humain », ce qui justifie aux yeux de Virno de la situer « à la limite entre logique et anthropologie ».
On aura compris que la démarche est originale et par là intéressante. L’écriture n’est certes pas d’une extrême légèreté mais le livre brille autrement : par l’enthousiasme de son auteur, convaincu d’avoir trouvé dans ce couple conceptuel de l’« ainsi de suite » et du « ça suffit comme ça » une clé qui ouvre beaucoup de portes, tant dans le domaine philosophique que du point de vue qu’il appelle anthropologique. Grâce à quoi il nous propose un livre très sympathique.
Marc Lebiez
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