À Jérôme Thélot
Disparu au début de cette année, le poète Cédric Demangeot continue à faire entendre sa voix à travers de nouvelles parutions. Un récent dossier de la revue Europe [1], dirigé par Jérôme Thélot, aide à prendre conscience de l’importance de ce traducteur, éditeur, écrivain indisciplinable et irrécupérable.
L’adjectif « passif » accolé au nom « sabotage » nous fait pencher vers Bartleby plus que vers Ravachol, à qui Cédric Demangeot a déjà donné la parole dans l’un de ses textes majeurs porté au théâtre [2] en 2009.
Dans un poème de Promenade et guerre, qui paraît simultanément aux éditions Flammarion, le poète incite d’abord à « saboter le moteur » : c’est le principe même de la poésie selon Cédric Demangeot. Pour cela, il faut « arrêter / la prose, la saisir / par sa fêlure // et la désécrire en vers » [3]. Autrement dit : « Mettre l’os / & l’angle à nu – retourner // la peau des choses » [4]. Ce sabotage par l’arrêt, on le voit, impose du silence, du sans voix, du non-agir dans le flux de la parole. Le même poème-programme propose ainsi les « fertilités de l’inertie dans le soulèvement » qui va jusqu’à « l’incendie, l’oublié du dit ».
Éléments de sabotage passif est organisé en deux parties dont l’esperluette lie étroitement les deux titres : « Du mésaccord », « & d’un malentendu ». Les deux noms, constitués avec le même préfixe, annoncent un entre-deux non tranché, une faille qu’il faudrait ou non combler. Si les courts fragments de la première section sont de prose, ceux de la seconde se présentent en vers.
Une histoire commence. On se méfie : on connaît l’auteur. Cela va s’enrayer. Forcément. « Il y a longtemps », premiers mots du texte : on reconnaît les marqueurs attendus du récit… Or, c’est l’histoire d’un corps. Mutilé ? « [Q]uelque chose reste, ou revient. Sa tête, par exemple, revient – séparée du reste. » Des débuts de phrases sont percutés par des ajouts, des morceaux. On entre dans un récit de Cédric Demangeot avec la certitude que la langue va souffrir. Celle du corps, celle du texte : « Il ne fallait pas commencer – par écrire « il ». »
Le principe de dissociation est appliqué aux corps comme aux mots, on ne peut poursuivre la lecture sans accepter le principe de soustraction et de coupure qui habite cette écriture. Le personnage potentiel disparaît en apparaissant : « Derrière un pronom il y a toujours une disparition. » L’impossible hante cette vie et cet écrire. On ne s’échappe pas. On résiste – il le faut, même si c’est en vain. Quand le manque ontologique, définitif, frappe chacun, que peut écrire ? Rien qui suppose tout. L’équilibre n’est pas atteignable en écrivant, en vivant. Pourtant : « Je ne le suivrai que s’il se perd. »
Il faut jouer ce jeu qui n’en est pas un. S’obstiner à la manière de Beckett, mais sans espérer rater mieux (seulement rater encore). En soi, en chacun, le chiffre 2 né de division de l’un perpétue le manque, la faille née à la naissance. Tout acte voué à l’échec retourne contre lui la moindre initiative, jusqu’à la preuve de l’absurde tentative : « Il ne parle jamais qu’interrompu. »
Nous sommes confrontés à des renversements. La dualité de la représentation pronominale explicitée par des actions à rebours ou interrompues, traduit l’impossible : « décréter ta propre réalité au nom d’un manque dans le texte, au nom des trous qui crient entre les mots que tu lis ici ». On vit en proie à. L’ennemi, c’est soi-même autant que l’autre. En prose, la cassure de la ponctuation opère comme le retour à la ligne du vers. Petits ajouts notés entre deux points pour nuancer (pour anéantir) : « Le coup du pronom, pardon, c’est une blague. Un piège mortel, comme pour rire. Pour rire, mais mortel. »
« L’air de rien », « pour rire », autant de formulations anodines, souvent proches des verbalisations enfantines, que le narrateur déplace dans son texte pour en saper le fondement. Il est habile à se jouer de la langue comme on aimerait pouvoir le faire de la mort : elle frappe juste après pour prouver qu’elle est maîtresse ou règle du jeu. « Il n’est heureusement pas corrigible » car, pour écrire ce jeu, il ne faut pas se laisser prendre à l’artifice de la syntaxe, de la poésie qui n’est presque rien (qui ne peut rien).
Le narrateur passe de « je » à « tu » dans un dédoublement étrange, instaurant une relation et une réciproque avec un lui-même autre. Puis il endosse « il » et même « cela », puisque « « Il » est le corps de cela ». Le « il » et le « cela » éloignent et objectivent le double. Glissant de l’un à l’autre, le Je vacille :
Il a peur de l’indécence de la troisième personne. Pour parler de l’autre, de moi, comme de sa propre disparition, il préfère employer le mot « je ».
Cela ne peut pas être « je ». Mais il a l’art de l’ignorer.
Ce double répète inlassablement qu’il faut, « dans la vie d’un homme, absolument choisir : commencer par finir – ou finir par commencer ». Cette alternative beckettienne indécidable installe le paradoxe fondamental et ce « principe oui mais non » [5] cher à Roger Gilbert-Lecomte.
Il aime la vie et les autres d’un amour tellement inconditionnel et violent, qu’un par un les autres s’écartent de lui, le privant en même temps de sa vie. Je n’ai pas la force de me faire l’arbitre de ce gâchis.
S’il peut être question, pour cet équilibre instable, de « se donner rendez-vous sur la planche de Pascal pour une farandole, de temps en temps », est-ce pour se moquer de l’imagination qui fait percevoir un abîme inexistant bien réel ? Les questions sont sans réponse, que ce soit pour le début ou la fin du parcours :
En vieillissant au bord d’une flaque il se demande, à la longue, s’il existe un autre moyen d’enfanter – que la perte de soi par en bas.
La seconde section nous livre des vers en balanciers, paradoxes, contradictions et oxymores, comme cette « [c]anicule de février ». Dans le monde carcéral et amoindri d’espoir où vivent le narrateur et son double, on se frotte à ce qui a basculé, désir de vie et de simplicité qui se heurte sans cesse à un mur :
On voudrait (sans magie
ni conditions) (le plus naturellement
du monde) guérir.
De la haine qu’un matin
triste on contracta.
(dans une cour.)
(de récréation concentrationnaire.)
Affrontant la « [s]térilité de Oui & Non », sabotant ainsi son poème, démembrant sa propre syntaxe, le poète en allé nous dit ici : « C’est par ma désertion / que je vous suis fidèle. » Et encore : « Accordons-nous / la déliaison. » Pour une vraie guérison, il faudrait pouvoir saboter « la haine », mais aussi la « destination finale ». Tout équilibre est intenable.
[1] Europe n° 1103, mars 2021. Dossier dirigé par Jérôme Thélot qui a notamment mené avec Cédric Demangeot un entretien très éclairant.
[2] Cédric Demangeot, Ravachol (Barre parallèle, 2006/2009). Dans le dossier d’Europe n° 1103, le comédien Damien Houssier raconte la création de ce spectacle.
[3] Cédric Demangeot, Promenade et guerre (Flammarion, 2021).
[4] Ibid.
[5] Lettre de Roger Gilbert-Lecomte à René Daumal, in Cédric Demangeot, Roger Gilbert-Lecomte (Jean-Michel Place, 2001). « Gilbert-Lecomte ne se révolte jamais qu’immobile », écrivait Cédric Demangeot.
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