Faux nègres met en scène un duo improvisé, constitué de Pierre et de Frédéric. Le premier a vécu vingt ans au Moyen-Orient, y a travaillé comme guide ou fixeur pour des reporters. Il a laissé « là-bas », à Ispahan, une femme aimée. Le second est preneur de son. Après un accident de plongée, il est devenu aveugle, mais il a conservé des amis dans les îles et on verra à la fin du roman que ces amitiés sont précieuses. En attendant, tous deux sont « ici », dans un village de la Haute-Marne, avec une seule question à poser : pourquoi l’extrême droite a-t-elle fait en ce lieu son meilleur score à l’élection présidentielle de 2012 ? Pourquoi « celle qui est comme tout le monde » fait-elle d’« ici » sa roche de Solutré ? Le rédacteur en chef qui a expédié dans ce village Pierre et Frédéric veut une réponse à sa question sur le vote. Et c’est tout.
Les deux hommes logent dans le gîte que loue Emma, une femme qui « meur[t] de province », abandonnée là par son second mari, un policier. Et puis il y a Jean, ancien d’Algérie, il y a le maire irrité par les invasions, et Petit-Jean, un adolescent jeté dans un lycée professionnel qui rêve d’une Ophélie devant très peu à Rimbaud. Ces quelques personnages entrent et sortent de courts chapitres, qui sont autant de séquences uniques juxtaposées grâce au montage. Un accident de moto donnera à l’intrigue sa dimension tragique et réveillera chez l’auteur la question posée par Sartre sur l’impuissance du roman face à la mort d’un enfant. Question qui irrita fortement Claude Simon, ce dont on trouve un écho dans ce roman.
On ne trouvera pas dans Faux nègres de réponse à la question posée par le rédacteur en chef. Et pas non plus de réponse à celle de Sartre. Le roman est, par excellence, le genre qui pose des questions et laisse planer le doute. Mais Thierry Beinstingel ou son narrateur ouvre des pistes, et ce dès la couverture : la mairie-école que l’on y voit a été photographiée par Raymond Depardon. Peu de photographes savent raconter la France comme lui et ce qui est dit de Pierre pourrait s’appliquer à lui : « la photographie est pour lui un état indolent qui lui convient : regarder, choisir, décider, appuyer une seule fois ».
Non seulement on voit ce qui est dans le cadre mais on appréhende le paysage et la durée dans laquelle il s’inscrit. Ici, « trois lettres comme une île » : c, petit homme courbé, encadré de deux i en tiges d’herbe drue ; c’est un point à l’abandon, tout juste bon à être envahi. On est en effet au cœur de cet Est français ravagé entre 1914 et 1918, mais aussi avant. L’Histoire apporte donc sa part d’explication : tout ce qui ressemble à une invasion, un simple errant, un rôdeur, suffit à réveiller les méfiances et la peur. L’autre explication est géographique et économique. On a bâti des lotissements au début des années soixante-dix ; on a voulu repeupler le village. Mais le travail était en ville et le village s’est étiolé. Et puis la crise ou les crises, celle de l’économie et celles des couples, ont fait le reste.
Cela ne saurait suffire et, comme dans ses précédents romans, notamment Retour aux mots sauvages, Thierry Beinstingel met en relief la crise de la langue. Il y a des mots que l’on prononce, d’autres que l’on esquive, sous-entend, et ces mutations sont symptomatiques. Dans toute son œuvre, et ici plus nettement, un poète incarne cette crise, lui donnant en partie une réponse : c’est Rimbaud.
Dans Ils désertent, la correspondance du poète ne quittait jamais le coffre du personnage principal, un VRP qui la lisait et la relisait au cours de ses voyages. Ici, le narrateur propose des moments dans la vie de Rimbaud. Il procède en sourcier, par coups de sonde. Les allusions aux poèmes sont éparpillées dans le corps du texte et on s’amuse dès les premières pages à retrouver des expressions du « Dormeur du val », parodié en entier plus loin dans le roman. Mais il établit aussi des parallèles avec Jules Ferry et le général Boulanger, contemporains de Rimbaud, montrant ainsi qu’entre notre époque et la IIIe République encore fragile les ressemblances sont éclairantes. Patrick Deville voit dans l’année 1860 un moment clé de l’Histoire mondiale, Beinstingel n’est pas loin de le suivre, qui évoque la colonisation voulue par Ferry, et plante Rimbaud en aventurier et marchand d’armes au Harrar.
Mais c’est le Rimbaud du « Bateau ivre » qui semble donner la clé. En quelques passages précis et justes, le narrateur met en exergue la crise du discours. Soit en en montrant l’inanité, la faiblesse, voire la débilité au sens étymologique du mot, quand il parodie une Walkyrie d’opérette ou reprend les pauvres formules de « l’homme-à-tête-de-chérubin », soit en dressant la liste des mots clés de l’extrême droite, mots manipulés comme autant d’explosifs, pour leur opposer ses certitudes rimbaldiennes : « les mots ne vieillissent jamais et portent au cœur leur pouvoir de souffleter, calotter et moucher la morve des couards ».
À la fin de Faux nègres, dix-huit mois ont passé, sans que l’on s’en rende vraiment compte. Emma et Frédéric vivent une idylle, contrairement à ce que leurs prénoms flaubertiens laissaient craindre. Pierre a repris la route vers Ispahan. Le roman a souvent failli s’interrompre ; le narrateur craignait sans doute de conclure. On connaît la formule attribuée à Flaubert et il semble que Thierry Beinstingel a parfois hésité à jouer le jeu du roman « réaliste », qui montre comme si c’était « vrai ».
Avec Jacques le Fataliste, Diderot s’amusait (de façon très sérieuse). Tout restait ouvert et l’Encyclopédie, formidable réservoir de savoirs et de possibles, contenait les mots d’un futur à écrire. Nos temps sont moins joyeux : « Nous voici : de vrais nègres pour écrire notre histoire avec de faux mots ».
Norbert Czarny
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