Si c’est de politique qu’on parle, on peut certes évoquer le caractère fortement schmittien de la Constitution de la Ve République française, dû à l’intercession du juriste René Capitant. Mais en rapprochant ainsi la pratique politique du général de Gaulle de la théorie de Carl Schmitt, on pourrait avoir l’air d’excuser la sympathie pour le nazisme dont ce dernier aura fait preuve.
On peut aussi risquer une comparaison avec Heidegger, mais ce serait négliger une importante différence : celui-ci n’a jamais prétendu être un penseur politique et, quelque antipathie que l’on ait pour le citoyen Heidegger ou pour le mandarin prêt à assumer des responsabilités universitaires qu’il eût été plus séant de refuser, on peinerait à trouver dans ses textes proprement philosophiques une structure de pensée clairement nazie ou, plus généralement, antisémite. Avec Carl Schmitt, on n’est plus dans le registre d’affinités comme celles qu’on a cru pouvoir déceler entre Être et Temps et l’idéologie national-socialiste, on est devant un théoricien politique qui n’a jamais nié la possibilité d’établir un lien entre ses textes théoriques et sa collaboration avec le régime nazi. Et l’antisémitisme n’est pas tout à fait absent de son système de pensée, même s’il relève plutôt d’une certaine « tradition » catholique et reste très loin des délires nauséeux d’un Céline par exemple.
Avec Carl Schmitt, donc, ni une affirmation du genre « oui mais quel style ! », censée justifier Bagatelles pour un massacre, ni l’idée selon laquelle « les erreurs personnelles de Heidegger ne sauraient invalider le penseur d’Être et Temps ». Point de « malgré » mais un « parce que » : la théorie politique de Carl Schmitt est solide et puissante et elle a pu fonder son ralliement au nazisme ; voilà pourquoi elle mérite d’être étudiée. Ne serait-ce que pour se prémunir contre quelque nouvel avatar de cette peste.
Certains penseurs aiment récapituler leurs argumentations dans des formules bien ciselées. Schmitt procède à l’inverse : il écrit comme on monte à l’assaut. Il attaque sur une formule frappante, que les pages suivantes appuient. Sa Théologie politique de 1922 tient ainsi en une soixantaine de pages divisées en quatre chapitres, comme le précise le sous-titre du livre : « Quatre chapitres sur la théorie de la souveraineté ». D’autres auraient pu dire « quatre thèses » avec leurs commentaires, Spinoza parlerait de « scolies ». Heinrich Meier s’inspire de cette présentation et donne un sous-titre analogue (« Quatre chapitres sur la différence entre la théologie politique et la philosophie politique ») à son propre livre, cinq fois plus gros que celui de Schmitt. C’est qu’il s’agit d’expliciter aussi complètement que possible la pensée schmittienne sur quatre thèmes : la morale, la politique, la révélation et l’histoire. Ce que Schmitt affirmait, Meier en développe l’argumentation, charge celle-ci de tous ses tenants et aboutissants. Ce faisant, il atténue la vigueur du propos mais en montre toute la force et la solidité, en particulier dans sa dimension théologique.
Il n’est pas malvenu de commencer un livre sur un penseur aussi sulfureux en proclamant que « l’indignation morale n’est pas l’affaire de la philosophie politique. Elle n’y a aucune part ». On pourrait voir là le « paratonnerre » auquel Lichtenberg comparait toute préface, et sans doute Meier a-t-il assigné cette fonction à son premier chapitre. Toutefois, comme on peut s’y attendre s’agissant d’un théoricien de la politique, la vraie raison de cette ouverture est qu’il s’agit là de « la figure de notre propre question ». Non d’un point de vue de type machiavélien, selon lequel les réalités politiques n’ont pas plus affaire à la morale que les réalités physiques ou biologiques, mais parce que la politique schmittienne est en son fondement une théologie. Le paradigme de la « décision moralement exigeante » est en effet le dogme du péché originel et la sentence divine : « Je mettrai une inimitié entre ta postérité et la sienne ».
Ainsi se trouve fondée la fameuse définition du politique par la « discrimination de l’ami et de l’ennemi ». Quand il introduit cette définition, dans La Notion de politique, Schmitt insiste sur la différence qu’il fait – malgré la langue allemande – entre l’ennemi politique (hostis) et l’ennemi privé (inimicus). On combat le premier, on déteste le second. Cette distinction est capitale : l’ennemi public n’est pas forcément quelqu’un que l’on doit haïr à titre privé ; on s’oppose à lui dans le cadre d’une guerre mais c’est aussi avec lui que l’on fera la paix, quitte même à conclure une alliance contre un autre ennemi, dans d’autres circonstances.
Telle fut l’histoire séculaire des États européens, où on n’imagina jamais faire passer les vaincus en jugement, contrairement à ce que firent les Américains avec le général Noriega et avec Saddam Hussein – de qui, d’ailleurs, ils avaient été les agresseurs. Qui entre dans la logique moraliste de la défense du Bien contre « l’empire du Mal » se prive des moyens d’arrêter la guerre avant l’élimination de celui qu’on déteste pour ce qu’il est : la logique de la peine de mort appliquée aux relations internationales. Dire que le politique a pour tâche de distinguer l’ennemi de l’ami n’est pas faire preuve de bellicisme : en désignant sur ce mode l’adversaire du moment, on ouvre aussi la porte à des relations pacifiées ultérieurement. Il faut savoir arrêter une guerre, même si ce peut être pour en commencer une autre. Louis XIV, à l’extrême fin de sa vie passée à combattre les Habsbourg, désigna l’Angleterre comme le futur ennemi. Voilà le geste du politique tel que le comprend Schmitt – qui n’a pas inventé les guerres.
Heinrich Meier met l’accent sur la dimension théologique de la théorie politique de Schmitt et s’efforce de démontrer que celle-ci est fondée sur le dogme du péché originel. Celui en qui on a l’habitude de voir le théoricien de la politique pure serait d’abord et avant tout un théologien catholique. Meier écrit que « tout au sommet de la grande politique, la foi combat l’hérésie » et que, en d’autres termes, « la théologie politique repose sur la foi en la révélation ». D’un côté le credo, de l’autre, le non credo. C’est ce qui rapproche Schmitt de Tertullien.
Cette lecture de Carl Schmitt est nourrie de nombreuses références et solidement argumentée. On peut la juger unilatérale et en préférer d’autres, moins centrées sur cette dimension religieuse dont, cependant, on ne pourra pas dire qu’elle est étrangère à l’auteur d’une Théologie politique – un titre emprunté à Bakounine ! Le grand intérêt de celle-ci, outre sa cohérence incontestable, vient de ce qu’elle est peut-être la plus à même d’éclairer les positions politiques concrètes de Schmitt dans les années trente. Son radicalisme est celui que l’on nomme aujourd’hui « intégrisme » quand on pense à ces groupes religieux décidés à imposer par tous les moyens leur vision de la vérité. Sans doute les conceptions politiques du catholique Schmitt paraissent-elles assez éloignées de celles des modernes « fous de Dieu » mais, à lire Meier, il est difficile de ne pas penser à ces autres lointains disciples de Tertullien – dont ils ignorent probablement le nom – qui sévissent à notre époque et ont redonné force et vigueur à un antisémitisme qu’après le nazisme plus aucun catholique n’est disposé à revendiquer.
Marc Lebiez
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