Bailly rappelle au passage que c’est Baudelaire qui a autorisé, encouragé la prose à devenir poème. Les textes qui composent cet « élargissement » ont été prononcés au cours de conférences et publiés dans des revues, des actes de colloques, etc.
La prose, selon Bailly, reprenant en cela Baudelaire, « désigne moins un état prosaïque du langage que le devenir inaccompli du poème – la prose est une forme à venir, une continuité à inventer ».
Une forme ouverte, donc, et riche de possibles (serait-ce sa supériorité ?), un lieu de liberté qui autorise la fuite et l’inachèvement, qui prend le risque du brouillon et de la bribe, mais propose des pistes, des jeux à l’infini.
Qui prend élan ou qui s’appuie sur une ville ou l’élément d’un paysage (du moins chez lui et chez Benjamin) :
« Si la ville est parcourue et pénétrée, elle demeure en même temps l’objet à fond perdu qui réserve sans fin la surprise de nouveaux seuils. »
Comme dans l’amour, ajoutons-nous, remarquant au passage l’érotisme des formules : parcourue, pénétrée.
Le résultat est concluant. Comment mieux dire, écrire (cette fois dans La Fin de l’hymne(1)) à propos de l’aura, « ce miroitement furtif et suspendu » de Walter Benjamin : « L’aède […] déchante, et c’est la rumeur de ce chant aboli qui passe comme poème à la surface du monde ».
L’une (la prose) n’allant pas sans l’autre (le poème, terme qu’il préfère à « poésie »), Jean-Christophe Bailly examine ce dernier. Et se demande : un chant est-il encore possible ? Et il répond, partant de la valence (de ce que vaut le mot qui nomme).
Contrairement au locuteur courant, qui veut choisir ses termes et gouverner son dire (dans le meilleur des cas), le poète, lui, « disjoint le nommé de l’énoncé », car « le nom a été déplacé vers son retentissement, a été suspendu un temps comme nom hors de l’énoncé qui le tient ».
Au point qu’« à chaque nom le poème tremble » et qu’il s’écrit ou qu’il se dit comme « une succession de surprises et d’effrois », c’est-à-dire de bonheurs et de chutes.
La chute pourtant n’est pas vraiment à craindre si le chercheur qu’est le poète sait que « l’espace d’attente se reforme aussitôt » après elle. L’erreur est bénéfique, comme le sommeil. On y vaque, on y vague et divague. On y trouve. L’artiste cherche et il ne sait rien d’autre.
Restons-en là. Impossible de couvrir le propos de ce livre très dense, et venons-en à l’entretien, dont le titre, Passer définir connecter, n’est pas, à notre avis, en harmonie avec le ton de l’écrivain (ce sera notre seule réserve).
Il paraît dans la belle et singulière collection de Catherine Flohic, qui entremêle ou entrelace les considérations de l’écrivain et les images ou les extraits qui leur répondent ou les prolongent, en esquissant et en inventant de nouvelles directions de pensée.
Dans cet entretien, la biographie n’est pas absente, mais elle est abordée de biais : « Ou bien on la raconte vraiment et alors c’est toute une contrée, ou bien on l’évoque seulement en passant », s’excuse l’écrivain.
Il l’aborde en effet en passant, excepté quand il s’attarde sur des figures marquantes. Comme celle de son cousin Jacques Monory, qui lui a procuré dès l’enfance des « images » ; ou de son professeur d’allemand qui, en classe de seconde, l’a initié au romantisme allemand.
Adolescent, il part en famille pour un petit voyage en Italie du Sud. Son père à cette époque est devenu aveugle : il doit lui raconter tout ce qui est à voir : « La photo que je devais prendre, c’était par l’écriture ».
Puis c’est le militantisme, de 1967 à 1972, « dans un courant d’histoire trotskiste éclairé ». Dont il se sauve, comme il s’échappera de tout enclos (politique, intellectuel, artistique ou pratique), en considérant, avec les romantiques allemands, la littérature à la fois comme un monde en soi et un dépassement des genres. Étant « cet entretien infini […] elle agrandit l’écoute qu’elle a d’elle-même. Ce n’est pas un système d’archipels, mais une aire de contact ».
Pour cette raison, il se sent porté vers des penseurs, des artistes, qui ne s’enferment pas dans des réponses, qui ne se satisfont pas de la seule rationalité et qui, attentifs à ce qui compose l’univers, sont capables d’éviter « la pesanteur, le confinement de l’expertise », en étant intensément perceptifs, comme Georges Bataille, Michel Leiris, Fernando Pessoa, Cesare Pavese, pour ne citer que quelques-uns des écrivains qui l’accompagnent.
C’est que pour lui « l’homme n’est pas seul à parler, l’univers aussi parle – tout parle – des langues infinies » (Novalis), aussi bien le fonctionnement d’un carburateur qu’un tableau de Carpaccio, la cartographie et les noms de rues comme un jardin chinois.
Il s’intéresse à la philosophie, bien qu’avec modestie, en compagnie de ses amis Philippe Lacoue-Labarthe et Jean-Luc Nancy, aux mathématiques, aux sciences de la nature, à l’architecture… et au théâtre, ce lieu curieusement si ouvert pour l’esprit, alors qu’il est, de par sa structure, si délimité, voire fermé. Car il l’a pratiqué, il en parle en connaissance de cause, en tant qu’auteur de pièces qu’il estime un peu particulières : elles ne contiennent pas de répliques, elles se contentent de faire entendre des voix.
« La phrase – la littérature – est orale. Il y faut la voix… Phrase serait cette sorte d’oratorio sur un texte ancien, répété mais immémorial et dont on ne pourrait jamais par conséquent saisir tout à fait les paroles », écrivait Philippe Lacoue-Labarthe (dans Phrase).
Jean-Christophe Bailly circule d’une idée, d’un territoire, d’une amitié à l’autre, nous entendons sa voix, salutaire, nécessaire, nous aimons sa présence et sa prose.
- La Fin de l’hymne (réédition), Christian Bourgois, coll. « Titres ».
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