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La voie du rêve

Poursuivre la chanson lente et violente des poèmes qu’il écrit pour sa mère, telle semble la volonté d’Éric Sautou avec « La Véranda ».
Eric Sautou
La Véranda
Poursuivre la chanson lente et violente des poèmes qu’il écrit pour sa mère, telle semble la volonté d’Éric Sautou avec « La Véranda ».

De la maison, on descend vers le jardin en passant par la véranda, ce lieu intermédiaire.  Dans cet entre-deux rêvé flotte l’ombre de la disparue. Ce mot lui-même, « véranda », d’origine exotique (portugaise ou anglaise, en passant par l’Inde), fait entendre « verre », et « voir »au futur, dans sa syllabe initiale. Comme le rêve qui relie l’inconscient au conscient, la véranda peut laisser entrevoir l’outre-monde.

À son défunt[1] portait en épigraphe ces vers d’Apollinaire : « Des enfants morts parlent parfois avec leur mère / Et des mortes parfois voudraient bien revenir ». Ici, la mère, bien présente, parle, encore. Des mots prononcés autrefois sonnent toujours, comme un écho qui se prolonge en s’éloignant. Rien de plus haut que ce murmure coupé de silences, comme autant de béances.

On respire par à-coups sans savoir si c’est le battement du cœur qui se fait plus lent ou bien la voix (de la mère ou du poète) qui s’éteint et revient par bribes, si faibles bribes, toucher l’âme par la grâce d’un poème écrit-désécrit.

Celle qui se dit « assise / seule » semble suspendue à l’attente impossible. 

mon visage
est le même et moi-même qui dans
la véranda
qui reste là qui suis assise
seule
je me sens
seule
et seule
et moi
qui reste là qui suis assise
seule 

La voix, dans un ressassement beckettien, retentit dans l’espace du rêve. Celle de la mère est portée par celle du poète. Entre les deux, l’espace vide accueille le souvenir, seule forme de présence possible désormais. On se demande si celui qui reste (qui n’est pas là) n’est pas mort et si ce n’est pas elle qui est en vie. Bien des fins de phrases ne seront pas formulées : il manque au verbe un complément (un objet), une incertitude pèse sur ce qui se passe – ne se passe pas car rien n’est attendu ; « après », employé plusieurs fois, n’est suivi d’aucun nom.

Contre le proverbe « On ne peut pas être et avoir été », Éric Sautou constate : « d’avoir été nous deux nous sommes ». On pense à ce vers d’Apollinaire dans « Cortège » : « Rien n’est mort que ce qui n’existe pas encore[2] ».

Apollinaire se dévoilait : « Je suis soumis au Chef du Signe de l’Automne [...] Mon Automne éternelle ô ma saison mentale[3] ». En écho, Éric Sautou écrit : « j’entends l’automne les choses le nom des choses qui prend fin ». Ou encore : « maintenant bientôt l’automne et l’hiver déjà là ».

Ici, la mélancolie, dans sa force noire, retient deux êtres.

Le temps est perçu de manière globale (« les jours », « la pluie ») : aucune date dans le fil du texte ; elle serait inadaptée puisque le temps est restitué dans l’espace clos de la véranda où l’on reste (condamnation ou choix, les deux s’éprouvent). Ce qui n’est pas surmontable, l’absence, est partiellement assumé par l’écriture : 

(c’est toi qui me manques qui me manques le plus)

Qui parle ici ? Sans doute les deux instances, la mère et le fils. La parenthèse n’est jamais accessoire, elle souligne, elle excepte et peut changer le statut de son contenu. Elle installe une voix comme étouffée, qui souvent déplore en arrière-plan : « (mais tu t’en vas déjà) », ou « (c’est donc ma vie je demande pardon) ». Parfois elle donne une indication secondaire par rapport à ce qui se joue là : « (brûlent les herbes autour) ». Elle précise aussi un complément peut-être inutile s’il paraît évident : « je balaye (les feuilles) » ; à moins que la voix de l’éveillé ne comble ainsi une lacune.

Le mot est au cœur du poème, comme les feuilles dans le jardin. Les feuilles sont mortes, tombées. Et les mots ? Aucun secours de ce côté, une accentuation même de ce qui est ressenti, de l’ordre de la tristesse profonde. Celui qui les détaille observe leur mouvement : les feuilles, la pluie, les jours, les choses « tombent » et l’homophonie avec le nom creuse la béance du poème. Lancinant, le participe passé répété, « tombées », ôte l’espérance d’un retour amont[4].

Il faudrait « des fleurs (toutes en fleurs) » et leurs couleurs :

rien n’est plus ici avec moi ce n’est pas moi
fleurs
blanches
ou rouges (ou bien les yeux fermés) 

Éric Sautou a choisi pour épigraphe deux vers de César Moro cités par le psychanalyste écrivain Miguel de Azambuja dans son récent Où étiez-vous ?[5]. La réponse du poème à cette question est explicite : « assise / et seule assise encore dans / la véranda / assise ». La réponse vient de la mère. Le fils resté dans son rêve entend la voix. Le psychanalyste parle de la nécessité, dans le deuil, de « circonscrire un lieu d’accueil en soi-même, que l’on appelle souvenir. Le souvenir, c’est la manière qu’on a trouvée de ramener ses morts[6]. »

Dans son Journal de deuil, où il notait des conversations en rêve avec sa mère, Roland Barthes relevait que « Proust parle de chagrin, non de deuil (mot nouveau, psychanalytique, qui défigure) ». Et il reprend ce terme dans la suite de son Journal : « Je ne souhaite rien d’autre que d’habiter mon chagrin. » Car le chagrin est « un bien essentiel, intime »[7], il permet de tenir et de vivre.

Habiter son chagrin, c’est constituer un lieu pour le souvenir, être réceptif aux voix du rêve nocturne ou diurne et affronter l’inéluctable déception : « nous rêvons comme nous sommes et puis le jour d’après ».

La simplicité du vocabulaire reflète celle d’un temps rapteur contre lequel on ne peut rien tenter : le poème lui-même, parade vaine, ne tient pas. L’effondrement est son principe d’existence. Le lecteur éprouve la grâce singulière et mélancolique des vers d’Éric Sautou, sans rien de spectaculaire : « attendre que frôle (que frôle ) ». L’effacement menace le poème, troué par les blancs : le silence ne dépend pas d’une instance narrative stable puisque les voix de la mère et du fils se mêlent, d’une solitude à l’autre : « d’être seule toujours et vieillir je me ferme les yeux ».

Il reste à vivre sans pouvoir. Le sens disparaît quand « plus personne où aller ». Rien n’est plus, ou juste une illusion :

le ciel
au-dessus n’est pas vrai 

Les propositions s’équivalent ou s’annulent : « (il faut partir il faut rentrer) ». Mais qui des deux doit partir ? Et qui rentrer ? Écrire est touché, sur le côté gauche, écrire meurt dans la ligne mélodique du poème : « tu écris bien des choses mais ça ne sert à rien ».

Le poème, lieu du souvenir et du chagrin, devient une véranda de paroles[8] où se dire ce que l’on s’est toujours dit, mais aussi ce que l’on n’a jamais su se dire, pour accueillir l’apparition-disparition :

deux chaises dans
la véranda 

[1]. Éric Sautou, À son défunt, Faï fioc, 2017.
[2]. Guillaume Apollinaire, Alcools, [1913], Gallimard, 1965.
[3]. Ibid. (« Signe »).
[4]. René Char, Retour amont, Gallimard, 1966.
[5]. Miguel de Azambuja, Où étiez-vous ?, Gallimard, coll. « Connaissance de l’inconscient », 2017.
[6]. Ibid.
[7]. Roland Barthes, Journal de deuil, Seuil / IMEC, 2009.
[8]. Nous songeons ici, bien sûr, à l’expression de Francis Ponge (Comment une figue de paroles et pourquoi, Flammarion, 1977).

Isabelle Lévesque

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