Dans le cadre de la politique de dissuasion nucléaire voulue par le général de Gaulle, les quatre premiers essais français réalisés dans l’atmosphère, sous le nom d’« opération Gerboise », se déroulèrent dans le Sahara, à Reggane, appartenant alors à un département français, de février 1960 à avril 1961, pendant la guerre d’Algérie. La première opération, « Gerboise bleue », a développé une puissance quatre fois supérieure à celle d’Hiroshima. La quatrième, « Gerboise verte » (contemporaine du putsch des généraux !), fut, par bonheur pour les victimes, un fiasco : la bombe a fonctionné à dix fois moins de puissance que prévu. Car elle fut l’occasion de tester les conditions de combat et de survie en ambiance nucléaire. Au cours d’un exercice baptisé « Garigliano », il s’agissait de voir comment des fantassins et des blindés pouvaient se protéger pour opérer après l’explosion. Cent quatre-vingt-quinze soldats avaient été choisis en Allemagne. Dans le livre de Christophe Bataille, le narrateur est un soldat à qui on propose d’échapper à la justice militaire en se portant volontaire (mais pour quoi exactement, il l’ignore).
Au moment de l’explosion, des fantassins équipés de tenues de protection sont enfouis dans un abri qu’ils ont creusé à 3,3 km du lieu de l’explosion. Après celle-ci, ils doivent avancer jusqu’à trois cents mètres de la tour de lancement, avant d’être évacués vers des douches pour être décontaminés. Par la suite, les soldats irradiés sont examinés à des fins militaires par des équipes médicales, mais, semble-t-il, pas pris en charge ni vraiment soignés pour eux-mêmes. Le Nouvel Observateur avait révélé l’affaire en 1978. Et Le Point avait publié un entretien avec trois survivants en 2002.
Il y a, sur un tel événement, la possibilité de publier des études scientifiques qui détaillent les méfaits des radiations sur la population et la nature environnantes ; des articles réclamant l’ouverture des archives militaires et la levée du secret-défense ; des films, des documentaires ; des prises de parole d’anciens soldats présents au moment de l’explosion. Tout cela existe. Christophe Bataille a choisi de faire parler, dix ans après, un soldat cobaye de vingt et un ans (inspiré de ceux qui ont vécu l’« expérience »).
En vérité, ce dernier ne parle pas, il n’a jamais raconté à personne ce qu’il a vécu, sinon, peu de temps après son retour en France, à une jeune fille qu’il n’a jamais revue. Sa femme et sa fille ne savent rien. Mais il écrit un journal, il remplit un cahier pour sa fille, pour qu’un jour peut-être...
Le personnage du jeune soldat contaminé a été fabriqué à partir des témoignages des acteurs du drame, mais aussi augmenté d’éléments empruntés à la vie de l’auteur : par exemple, le quartier, ou la chute lors d’un défilé du 14 juillet et l’incarcération qui suit – ce qui est arrivé au grand-père de Bataille. Quant au cinéma dans lequel il embrasse sa fiancée en 1962, c’est Patrick Modiano qui en a fourni le nom : le Pathé-Montparnasse (3, rue d’Odessa, à Paris).
Procédé de romancier et non de journaliste ou de polémiste. Procédé également de poète, qui s’attarde sur des « détails » ou des images si fortes qu’elles font figure de métaphores. Comme celle de la chèvre irradiée avec laquelle le narrateur se trouve nez à nez après l’explosion de la bombe. Le soldat cobaye de vingt ans et la chèvre morte qu’il regarde, c’est lui, Christophe Bataille, c’est l’homme de Tchernobyl, c’est chacun d’entre nous.
L’auteur s’intéresse aussi beaucoup à la lumière émise par la bombe (il raconte que celui qui devait enregistrer le son de l’explosion, depuis le blockhaus où se tenaient les équipes militaires, a oublié sa tâche tant il était fasciné par elle) ; à la manière dont on peut traverser la vallée de la mort et en revenir, à celle dont on peut mettre en équation cette approche ultime (le narrateur, qui est ingénieur, s’y essaie avec l’aide d’un mathématicien : « Il y aurait un lien entre la physique atomique et la séparation des nombres premiers »).
Christophe Bataille ne veut pas se mettre en situation de « surplomb », pour utiliser sa propre expression. Il veut être immergé, avec le personnage, dans l’événement ; éviter les grands mots, le drame ostensiblement raconté, comme Rithy Panh, dans le film L’Image manquante et le livre éponyme qu’ils ont signé ensemble ; et, en aucune façon, faire la leçon.
Son narrateur, d’abord docile, se laisse peu à peu envahir par le doute. Certes, il est fier que la France ait la bombe nucléaire (d’ailleurs, lui et ses compagnons n’en veulent pas à leur pays de les avoir utilisés comme cobayes ; ils lui en veulent de les avoir utilisés sans le leur dire). Mais il s’étonne qu’ils aient tous obéi, lui le premier, qu’ils se soient soumis aux ordres. « Est-ce qu’il n’y a pas aussi une beauté de l’obéissance ? Je me reprends : n’est-ce pas la définition du fascisme ? » Et il en vient à penser que « toute démocratie est impure ».
Ce qui saisit, dans ce bref récit, outre l’événement lui-même et ses conséquences sur des innocents, dont on éprouve encore l’horreur tant d’années après, c’est qu’il nous est donné à lire en ce moment, après la tuerie que nous savons, après le rassemblement qui a suivi ; et qu’il nous ramène à la réalité : elle est désagréable.
Défendre la liberté d’expression, oui, à condition d’avoir la liberté d’être informé et donc de savoir. Dans cette affaire des essais nucléaires de Reggane, les dossiers médicaux des soldats contaminés ont été trafiqués et sont demeurés inaccessibles aux intéressés.
Défendre les valeurs de l’Occident, oui, à condition d’aimer la vérité et de ne pas oublier nos propres manquements à ces valeurs. En l’occurrence, et toujours dans le cadre de l’affaire évoquée par le livre de Bataille, les essais nucléaires à l’air libre ont porté atteinte non seulement aux soldats français utilisés comme cobayes mais aussi aux habitants de la région et à la nature alentour.
Se défendre soi-même, oui, à condition de ne pas oublier notre propre capacité à la violence. « Il n’y a pas d’essai d’extermination. Il y a l’extermination… Si l’idée même de la bombe est en nous, alors l’extermination a commencé. » Prenons garde de ne pas devenir nous-mêmes des instruments de mort, comme les auteurs des attentats de ce mois de janvier, des individus vidés par le désir de tuer, c’est-à-dire qui ont perdu leur substance, leur humanité. « Peut-être ai-je simplement vu ce qui ne peut être vu : l’homme vidé par sa bombe. » Si Sade trouve tant d’écho aujourd’hui, n’est-ce pas parce que « l’individu se sait victime moins de la méchanceté des hommes que de leur bonne conscience » (Simone de Beauvoir) ? « Croyez-moi, dit le jeune soldat, fermez les yeux ; et vous pouvez continuer tout, comme avant…– la mort ne vous regarde pas. »
On peut préférer, en ce début d’année tragique, ce message à bien d’autres. Sur un ton presque neutre, d’une voix étouffée (celle du cobaye dévoré par la maladie de l’atome), il creuse une brèche dans la bonne conscience, il nous invite à l’intranquillité, au « desassossego » de Fernando Pessoa, avec l’arme intemporelle de la littérature.
L’Expérience, un livre écrit comme un poème en prose et non comme un réquisitoire – profondément troublant.
Marie Etienne
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