Nombreux sont les romanciers américains qui commencent leur carrière en racontant des batailles lointaines ou leurs séquelles, de Hemingway à James Jones, en passant par Norman Mailer. Quant à moi, l’exemple de L’Adieu aux armes m’a inspiré quand j’ai songé à faire mon service militaire en Israël afin d’acquérir des expériences dignes de la fiction. C’est donc animé d’un fort sentiment d’envie – le terme peut paraître obscène – que j’ai interrogé Phil Klay sur le rapport entre son écriture et les treize mois qu’il a passés dans la province irakienne d’Anbar en 2007-2008.
Steven Sampson : En tant qu’écrivain, je ressens une certaine envie à l’égard de votre service militaire et, comme citoyen américain, une certaine culpabilité : même si je ne soutiens pas cette intervention, je reconnais que vous avez fait des sacrifices pour notre patrie.
Phil Klay : Beaucoup de gens auraient voulu avoir un « passé ». Mais, en Iraq, j’étais officier des affaires publiques. Quant à Hemingway, il a été chauffeur d’ambulance pendant la guerre de 14. Si l’on accepte que Tolstoï écrive du point de vue d’Anna Karénine sans être une femme, on est moins indulgent quand la guerre est en jeu. Sur la question de la culpabilité, il n’y a pas que les civils qui la ressentent : les militaires aussi. En Irak, je travaillais plus ou moins en sécurité, mais je connaissais des gars exposés au danger. Et ceux qui ont survécu pensent à leurs amis qui sont morts. On se sent toujours coupable vis-à-vis de quelqu’un.
S. S. : Vous avez dit qu’en écrivant ce livre vous vouliez expliquer la guerre aux civils.
P. K. : Après le Vietnam, les anciens combattants se sentaient aliénés en rentrant chez eux. Avec le temps, l’idée que ces soldats ont été maltraités a fait consensus. Aujourd’hui, les vétérans sont considérés comme des vaches sacrées, il ne faut pas les insulter mais, en même temps, on présume qu’ils sont « traumatisés », qu’ils n’« avaient pas le choix », qu’ils se sont fait avoir, au lieu de penser qu’ils sont des professionnels bien formés qui avaient choisi de leur plein gré de servir.
S. S. : Vous avez voulu combattre la conception selon laquelle l’expérience de la guerre est indicible.
P. K. : En effet, on relève ce topos dans la poésie et la littérature de la Première Guerre mondiale, et cela n’a pas cessé depuis. Or, ça pose un problème pour les démocraties qui envoient des citoyens à la guerre ; nous sommes tous responsables, donc il faut que nous connaissions les conséquences.
S. S. : J’ai été frappé par le ton de votre recueil, toutes ces abréviations et autres acronymes.
P. K. : Le langage d’un personnage est révélateur de son caractère. Par exemple, dans « Ordres simplifiés » (la deuxième nouvelle du recueil), le narrateur est un marine pur et dur. Je voulais que le lecteur soit interpellé par l’étrangeté de sa voix et de sa façon de penser.
S. S. : Les soldats dans votre livre sont parfois de véritables poètes.
P. K. : On ignore à quel point les marines peuvent être à la fois éloquents et vulgaires.
S. S. : Colum McCann a été votre professeur d’écriture créative à Hunter College à New York. Vous a-t-il influencé ?
P. K. : Il m’a encouragé à utiliser le jargon militaire, il y entendait un rythme musical.
S. S. : Fin de mission comprend douze nouvelles racontées d’autant de points de vue différents ; pourquoi ?
P. K. : Je souhaitais traiter plusieurs thèmes. Et je voulais montrer la tuerie sous divers angles. Le narrateur de la première nouvelle la voit de près tandis que, dans la dernière, on est à plusieurs degrés de distance du carnage, on ne peut voir les victimes.
Des victimes, il y en a dès la première phrase du roman de Klay : « On a tiré sur des chiens. Pas par accident. De façon délibérée. On avait appelé ça Opération Scooby. Moi, je fais partie des gens qui aiment les chiens, alors, forcément, ça m’a fait gamberger. » Le contraste entre les tirs et la musicalité de leur description frappe le lecteur de plein fouet. A-t-on vraiment affaire à une guerre, ou plutôt à un jeu vidéo bâti sur le dessin animé Scooby-Doo ? On pense à Apocalypse Now et au survol de la jungle en hélicoptère sur l’accompagnement musical de la Walkyrie.
On entre dans l’univers de l’absurde, on assiste à la mort de dizaines d’hommes, de femmes et d’enfants, de soldats et d’autochtones, relatée sans le moindre affect. Et puis paf ! quelqu’un tombe, victime d’un E.E.I. (engin explosif improvisé), tueur numéro un de l’armée américaine en Iraq, et, par la magie de cet écrivain débutant, on a envie de pleurer.
Comme chez Hemingway, c’est le fond stoïque qui met en valeur l’émotion, qui l’amplifie. Ces partitions s’écrivent avec des sigles et des acronymes. La nouvelle intitulée « OLI » commence ainsi : « Les EOD désamorçaient les EEI. Les UMO traitaient les blessures. Le PRP prenait en charge les corps. Les 08 tiraient des BASM. Les appareils du MAW fournissaient un AAR. Les 03 patrouillaient sur les RPR. Le soldat de 1ère classe et moi, on s’occupait de l’argent. »
Cette nouvelle, la plus radicale du recueil, ne fait que quatre pages et n’est pas représentative de l’ensemble. Mais elle montre vers quel extrême tout tend : une déshumanisation du langage en harmonie avec la vie. La société civile d’aujourd’hui n’est-elle pas également fascinée par les acronymes ?
En effet, un tiers du recueil a trait au quotidien des vétérans rentrés chez eux. Dans « Fin de mission », le narrateur, récemment revenu de Falloujah, accompagne sa femme dans un centre commercial, à Wilmington. Il guette les snipers sur les toits, les fenêtres, comme en Iraq.
Les anciens combattants vivent autrement, ils ont un passé. Dans « Histoires de guerre », Wilson et Jenks discutent avec deux amies dans un bar new-yorkais. Jenks, défiguré par une bombe, se sent trop moche pour plaire, ce qui lui permet d’être authentique dans ses échanges avec les femmes. Wilson, en revanche, profite de son aura de soldat – il porte toujours ses bottes de combat – pour séduire. L’une des filles, la jeune actrice Sarah, est venue interroger Jenks sur son service militaire pour une pièce de théâtre qu’elle écrit. L’art et la guerre ne sont-ils pas inséparables ? Wilson le pense : « Je parierais que Full Metal Jacket a suscité plus d’engagements dans le corps des marines que n’importe quelle publicité à la con en faveur du recrutement. » Montrer une bataille revient à en faire l’apologie : « Il n’y a pas de film contre la guerre […] C’est quelque chose qui n’existe pas ».
Alors Fin de mission, véritable œuvre d’art, va-t-il donner un coup de pouce à la guerre en Irak ? Heureusement, plus personne ne lit.
Steven Sampson
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