On entre dans le texte par des vers en escalier, dirait-on, comme on descendrait dans le puits d’une vie après qu’elle a été couverte de terre, descente ponctuée de mots qui se dupliquent pour asséner qu’un être a été enfoui, vie passée :
Depuis plus
longtemps que
le temps
fourbu & plus
profond que le
puits […]
Premier destin de femme restitué : est-ce cette reine retrouvée dans la tourbière évoquée par Seamus Heaney, dont les premiers vers sont placés en épigraphe ? James Joyce avait fait de la tourbière l’âme même de l’Irlande. On y retrouve régulièrement des corps momifiés et des trésors archéologiques. La tourbe préserve, c’est une mémoire géologique.
Dans cette première partie, « La femme de la tourbière blanche », la disposition des vers évoque les inscriptions sur les pierres oghamiques : invitation au décryptage.
Inscrire le temps des vies, le graver dur comme pierre et redonner à la parole sa forme, à la première personne, avant que le corps ne devienne minéral, tel semble le projet du poète. Des mots coupés, comme un pan manqué, instaurent un blanc silence qui nous oblige à chevaucher le temps manquant, l’ellipse, pour prononcer le dit de la voix de celle qui fut. Le lexique de la profondeur, par ses noms (« cave », « puits »), par ses participes passés (« couchée », « coulée », « avalée »), convoque un temps révolu.
L’inconnue qui nous parle fait corps avec les racines et la terre : mourir sera dit en germant autrement, écrire sera soumis à la forme de la pierre.
Écloses ces petites fleurs que je cueillais enfant
qu’il m’avait offertes & que
j’avais cachées dans cette
poche de mon manteau de
laine ? Je ne sais pas
Pour découvrir le corps (la vie écrite), il a fallu creuser la tourbe et la mémoire s’est ouverte.
La seconde partie, « Next station », commence parmi les livres de la bibliothèque de Trinity College. Nous y parcourons le « labyrinthe » spatial et temporel de Dublin. Un homme parle, s’adresse une femme : « frêle sous mes doigts, femme friable que les matins cassants rendent fiévreuse ».
Il raconte des scènes vues, vécues, entendues, « [c]omme les photos de repérage d’un film à venir. Comme s’il fallait sauver quelque chose de l’oubli du rêve. » Des bribes de souvenirs resurgissent dans cette déambulation mentale. L’amour y revient sans cesse. Ce sont par exemple les cadenas des amoureux sur le pont d’Halfpenny (« mon cœur plurabelle, à toi ma Molly pour la vie »). Mais c’est aussi l’histoire tragique de l’aubergiste O’Ciesain, dont la femme s’est pendue et dont la fille ne l’a revu que dans son cercueil.
Le légendaire irlandais, ici très présent, est rejoint par les poètes qui gravent les signes et sauvent de l’oubli : Joyce, bien sûr, mais aussi David Wheatley ou Brian Lynch dont un poème est intégré à l’ensemble.
La dernière partie, « La pierre à trois visages », propose un poème à trois voix simultanées. Une ligne court en haut de page, une autre en bas ; au centre, un poème vertical. Ce sont les mots d’une vie et d’un amour, alors que les « rêves [sont] déjà presque enfuis » dans un « [s]ommeil lent fraîches algues syntaxiques ». Une autre voix rappelle que si des « mains froides […] rassemblent le puzzle », d’autres, « brûlantes, […] sortent le fusil de dessous la longue veste ».
Ainsi le poème, comme la tourbière, de façon contradictoire, garde une part de l’amour et de la beauté car, ce faisant, il en souligne les blessures et la dissolution inéluctable.
Isabelle Lévesque
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