Julien Bosc a choisi pour ce livre un cadre qui l’inscrit dans l’histoire de notre poésie : une suite de cent cinq dizains par groupes de trois, comme un écho à la Délie de Maurice Scève, le poète de la Renaissance lyonnaise, qui terminait son poème en affirmant continuer à pleurer et brûler après sa mort en son tombeau même. Avec Julien Bosc cependant, ni décasyllabes ni rimes. Les vers sont libres, s’allongeant ou s’abrégeant au fil des strophes, variant les rythmes.
Au cœur de ce livre, l’empêchement qui nourrirait l’écriture dans la soustraction qu’il impose : quelque chose ne sera pas dit ou restera entre silence et formulation, empruntant parfois une voie alternative comme un défi, comme l’échec le plus proche de la diction :
Nous pourrions dire une forêt
Ou le bord de la mer
Ou la mer
Ou la nuit de la mer la nuit de la forêt
Ou les mois sans pluie les feuilles sèches sous les pieds
Ou les brisures de coquillages ou rien
Pour chaque tentative, est-ce l’abri de langue recherché par le narrateur qui s’exprime, porté par le titre, lorsque le coucou s’empare d’un lieu qui lui est abandonné ? Une voix, pour être entendue dans ce texte, doit se faire violence et braver « l’émiettement des sèmes ». Les deuils successifs, « [l]e désastre pas si lointain du passé », pourraient rendre le chant inaudible et condamner le poète à des efforts successifs pour être perçu « [d]ans le passé de la forêt ou la mer ». Le dépouillement de la forme, éprouvé comme recours pour capter l’entour, offre un apparent repli permettant l’écoute et l’ouverture vers l’extérieur pour celui qui écrit. D’où vient-il, ce narrateur déplacé dans sa langue refusée ? Quelque chose a tout recouvert :
Je viens d’une terre aride
Craquelée par des siècles de stupeur
Là où la glycine bleue est recouverte de sable
Les poids de senteur par le sel
De ce paysage de cendre, les couleurs ont disparu. Un effort, constamment fourni par le rhapsode, est entravé :
Allumer un feu rougir la lame du couteau extraire le venin
Le feu, régulièrement requis, peut se parer de valeurs opposées ; la purification par sa flamme tend à la réduction et à l’effacement. De quelles disparitions est-il ici question ? De quels massacres ?
La réponse, c’est la dépression, la colère et le chant désespéré qui témoigne, dénonce et appelle à la fraternité.
Nous voyons se succéder l’évocation des camps de concentration, mais aussi le malheur des Palestiniens, et celui des migrants que notre Europe regarde se noyer en Méditerranée, « [à] portée de main d’une terre dont ils espéraient tant. »
Ils montent mille à bord
Quand le rafiot n’en supporte pas vingt
tels jadis les wagons
qui roulaient vers l’hourban
Le Hourban, selon Élie Wiesel, est le mot yiddish qui désigne la Shoah dans « le langage et la pensée des survivants1 ». Ainsi le lien est-il fait par le poème entre les massacres qui se succèdent sans fin. Il nous demande de ne pas refuser de voir et d’entendre la « tragédie » :
Frères sœurs que nos terres amnésiques refoulent et supplicient nième fois
La philosophe Rada Iveković nomme ces voyageurs les « citoyens manquants ». Elle montre comment ils sont exclus du discours public. Les réfugiés deviennent déboutés du droit d’asile que la répression fait « hors-la-loi […] expulsables et expulsés dans un “monde” extérieur dont on ne veut rien savoir.2 »
L’ivresse du pouvoir
Le dédain de la parole donnée
La compromission des maîtres
Le mépris vis-à-vis des plus pauvres
L’insanité des mieux pourvus
Les noyés dans l’indifférence
La déportation
Les camps
La mer cimetière
Que regretterai-je ?
Le titre constitue une phrase, minimale et intègre, comme pour plusieurs autres livres de Julien Bosc. Un mot seul, ou un groupe nominal, ne suffirait pas pour désigner ce poème. Le vers complet est : « Si la mélancolie survient le coucou chante contre mon cœur. » Pour lutter contre la mélancolie, la nostalgie de « la fraternité que le monde a perdue », ce qu’il reste : « [l]a communauté d’avec mes amis du ciel », pour « [n]e plus souffrir l’inutile bavardage des hommes / Leur morgue du différent leur cruauté ou leur lâcheté. » L’oiseau figure aussi le coucou du temps offert par une « vieille aveugle » comme viatique pour le long voyage. On pense également à la fin du poème « Zone » de Guillaume Apollinaire, chantant ses « obscures espérances » : « Adieu Adieu / Soleil cou coupé ». Il chantait également les espoirs déçus des émigrants en quête d’une vie meilleure : « Une famille transporte un édredon rouge comme vous transportez votre cœur / Cet édredon et nos rêves sont irréels. »
Dans cette lutte pour l’humanité, Bernard Stiegler évoquait le désespoir des « êtres non-inhumains » de ce temps et annonçait, sauf bifurcation urgente, « la fin du genre humain – comme genre non-inhumain – induite par un assèchement entropique radicalisant la désintégration psychosociale, et ne pouvant que déchaîner la folie à tous les niveaux de la désindividuation […].3 »
Julien Bosc, qui séjourna plusieurs fois en Afrique, en particulier au Pays des Hommes intègres, le Burkina Faso, rapportait qu’un sculpteur lobi « œuvre quant à lui parce que les traditions et les croyances qui sont celles de la population à laquelle il appartient l’obligent à rendre visible ce qui ne l’est pas – y compris pour lui-même qui se voit ainsi contraint d’imaginer l’invisible.4 » Il s’agit de transmettre les voix de la nature et celles des morts. Le rôle du poète dans ce livre approche de celui du devin lobi ou du chaman.
« Du phare mon lieu ma peine mon exil j’ai vue sur les quatre océans », chante-t-il, « sans rien inventer ». La voix que nous entendons porte une langue « [r]essuscitée des cendres / [u]ne langue non écrite / [u]ne langue fraternelle / [l]a langue-ci de ce chant ». Les morts des génocides se font entendre.
Chaque nuit des fantômes se redressent chuchotent
Je les écoute
Écoute et entends effaré ma propre voix
Ainsi une défunte « resta pour veiller les vivants » : « Toutes les nuits qu’elle vint, elle m’apprit un dizain. » Les esprits s’expriment contre l’oubli avant de s’effacer.
Pour le poète qui porte leurs voix, la tentation du désespoir est souvent présente, peut-être comme cette « main tendue d’une corde à mi-chemin du vide ». Il sait la fin définitive et absolue. Il ne prie pas, il chante : « Mais qui pour croire que le vent ressuscite les pendus ? »
Rien n’est acquis. Ce chant épique mêle les souffrances et les voix en une litanie douloureuse, furieuse et désespérée.
1. Rencontre avec Élie Wiesel : Le Mal et l’Exil, dialogue avec Philippe-Michaël de Saint-Cheron (Nouvelle cité, 1988).
2. Rada Iveković, Les Citoyens manquants (Al Dante, « Documents », 2015).
3. Bernard Stiegler, Dans la disruption : comment ne pas devenir fou ? (Les liens qui libèrent, 2016).
4. Julien Bosc, « Les sculpteurs et leurs génies : Approche ethno-esthétique de la statuaire lobi », in L’Homme n° 151 (Éditions de l’École des hautes études en sciences sociales, 1999).
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