Lire António Lobo Antunes, c’est s’abandonner. Il faut accepter de se laisser emporter par une parole qui se cherche, se reprend sans arrêt. Sa prose nous oblige à faire des concessions, à admettre le désordre, à ne pas comprendre immédiatement, à accueillir des voix venues d’ailleurs. Lire Lobo Antunes, c’est affronter une forme de chaos : « comme si comprendre avait la moindre importance mais comprendre quoi s’il n’y a rien à comprendre ».
Comme dans de nombreux romans – depuis La Splendeur du Portugal jusqu’à La Nébuleuse de l’insomnie –, Quels sont ces chevaux qui jettent leur ombre sur la mer ? met en scène une tragédie familiale, la fin d’une grandeur illusoire, la confrontation avec l’anéantissement. Les êtres y perdent une part d’eux-mêmes, ressassant en leurs soliloques les mêmes obsessions et les mêmes remords. Durant l’agonie d’une mère « tellement usée », « pas même capable d’une phrase », qui ne « se souvient pas », avec « dans le cerveau qui reste alerte une divagation de syllabes », que nul n’écoute plus, se réunit, « en ce dimanche de Pâques vingt-trois mars », un « cortège d’imbéciles » qui, tour à tour, expriment leur désarroi devant la perte, essayant désespérément de retrouver quelque chose de ce qu’ils croient être ou avoir été.
Ainsi, Francisco, à qui on n’« a laissé que les os à ronger dans cette famille », « fait sans âme », « né pour être cruel », « nuire et compter les hirondelles et les nuages », remâchant le même délire de persécution, les mêmes aigreurs, dévoré de l’intérieur par « des grenouilles », vitupère contre un père qui a ruiné, en jouant toujours le même chiffre au casino, le prestigieux élevage taurin qui avait fait la fortune du clan Marques. Il rabâche son dégoût de sa famille, s’emploie à la spolier de ce qui lui reste et ne rêve que de disparaître « dans un trou loin d’ici ». À son délire de possession répondent les monologues d’Ana, jeune femme dépossédée de tout, avec « des yeux qui lui mangent peu à peu les joues », « des mouvements d’épouvantails, des gestes de poupée désarticulée », Ana qui confie sa déchéance et déplore de sentir « le mécanisme de ma vie qui tourne encore et toujours et moi si faible », esclave de la drogue qui « retire la pluie qui est en nous ».
Il y a aussi les déplorations honteuses du frère, João, qui se prend « pour une bestiole » et vit dans la peur étouffante de ses propres désirs, priant un Dieu étrangement absent, obsédé par « les jeunes garçons du parc qui jetaient rapidement un coup d’œil autour d’eux avant que je les embrasse », « cerné par le dédain et les moqueries », s’inventant « dans l’obscurité des gens faisant des signes d’adieu », s’effaçant peu à peu, ni féminin ni masculin, inepte, renié, seul.
D’autres voix s’agglomèrent à leurs monologues désespérés, celle de Rita, la sœur disparue très tôt, celle du père absent à qui ils s’adressent tous en creux ; de la mère, de Mercília la servante qui les suit dans l’ombre… et surtout de Beatriz, la sœur aînée, souillée par ses amours de jeunesse, presque recluse, dont les mots écorchés interrogent son discours même, assemblant « des fragments indécis […] des membranes transparentes et ces espèces de larmes qui nous accompagnent toute la vie, parfois sous les paupières mais le plus souvent dérobées à nous-mêmes, dans un de ces replis de désolation dont nous sommes faits », et « qui ne comprend pas l’hostilité du monde », luttant contre le désordre de sa vie et de ses paroles vides de sens, s’imaginant sans fin des chevaux sur la plage qui projettent sur la frange écumeuse leurs ombres démesurées.
Ces ombres-là – qui hantent l’œuvre de Lobo Antunes – sont à la fois celles du malheur qui plane sur ces personnages et celles de la perte d’une innocence fantasmée. Elles sont liées au père absent, mutique, à ce qui ne s’est pas transmis. Elles symbolisent le manque d’amour, de sentiments et de douceur plutôt, elles recouvrent toutes les joies et les font miroiter illusoirement encore un peu… C’est rarement le cas (Lobo Antunes confie choisir ses titres presque au hasard, par affinité sonore), le titre ici contient quelque chose du roman, du rapport au monde distordu et vain que celui-ci dévoile.
Ce livre, comme les précédents, amplifie l’écriture de Lobo Antunes. Une désarticulation formelle s’y déploie de nouveau, enchâssant des locuteurs et des époques différents dans la même séquence verbale, chaque narrateur appelant « quelqu’un d’autre dans le livre ». Tous les discours s’incorporent alors à une fresque continue qui les étouffe, énonçant une parole collective qui dépasse les singularités malheureuses.
L’œuvre entière obéit à une logique expérimentale qui complexifie toujours un peu plus sa lecture. Lobo Antunes décompose la phrase de plus en plus violemment, la tord dans tous les sens, use de toutes les ressources d’un langage qui n’hésite pas à introduire des décalages ou des appositions de plus en plus nombreux, entremêle les temporalités, se défait lui-même. Ce qui permet à l’auteur de figurer dans la langue même le sentiment de la perte et la nostalgie des possibles évanouis, la douleur d’être au monde et de s’y sentir éternellement égaré.
Ce mouvement a des effets paradoxaux. Plus l’écrivain complique la narration, plus l’éclatement détruit la phrase ; son propos semble limpide à mesure qu’il se désarticule. Ce sont toujours les mêmes questions qui assaillent le lecteur de Lobo Antunes : qui parle, quand, à qui et pourquoi ? L’écrivain y répond en quelque sorte : « ceci est un roman de spectres, qui l’écrivent pour moi ». Quels sont ces chevaux n’est pas simplement un roman réussi, voire un bon Lobo Antunes : c’est un grand livre.
Il y a des moments charnières dans le travail des grands écrivains, certains proposent de penser et de lire en plus grand – Le Bruit et la Fureur en est peut-être l’exemple le plus frappant. Ainsi l’écrivain s’introduit-il dans les monologues de ses personnages, non pas comme un commentateur ou un intervenant épisodique, mais comme une instance qui interroge la nature même de ce qui s’y exprime. Il est « celui qui fait le livre », « qui écrit le livre dans notre dos toujours à farfouiller », qui, s’il « tapait ça à l’ordinateur […] appuierait sur des touches au hasard, peu importe lesquelles, jusqu’au bas de la page, des lettres, des chiffres, des virgules, des traits, des croix, avec l’envie de blottir son visage contre moi à son tour, se boucher les oreilles, ne pas poursuivre le livre et rester les oreilles bouchées sans remarquer la pluie ». Pris à parti par les personnages, qui lui demandent de se justifier, de cesser de les faire parler, lui reprochent d’inventer, de modifier leur parole et la vérité des faits, il est forcé de concevoir autrement ce qu’il écrit.
Ainsi s’exprime un rapport à la mort, à la disparition, à ce qui se perd et que nous refusons de perdre, à ce qui transmue la douleur individuelle en une relation entre les êtres et les choses, entre le temps perdu et celui qu’il est insupportable de vivre. Lobo Antunes oscille entre ironie noire et désespoir absolu, mettant au jour « l’illusion qu’il se sauvera grâce aux mots qui ne valent pas un clou, ils surgissent du dictionnaire, s’élèvent un petit peu et se noient en lui », se laissant aller à croire que « ce livre est ton testament António Lobo Antunes […] ton dernier livre, ce qui restera là à jaunir quand tu n’existeras plus ». L’écrivain n’est plus à l’extérieur de son œuvre, il devient, il incarne ce qu’il écrit. Lucide, n’a-t-il pas raison lorsqu’il affirme, tout simplement, que « la condition humaine est un abîme » et qu’il cherche les moyens pour le dire ?
Hugo Pradelle
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