La première pièce d’étoffe devrait être la plus usée, la plus passée ; elle a l’éclat de la nouveauté, la puissance du fantôme qui resurgit du passé avec cet élan comique de certains revenants bienveillants. On y découvre les prodromes d’une œuvre romanesque d’une profusion et d’une énergie remarquables, on y lit un apprentissage, une aventure qui commence avec humilité.
Passons sur l’aventure éditoriale qui nous permet de lire ce roman envoyé en 1953 à un éditeur qui ne lui répondra qu’au début des années 1990, ce roman dont l’auteur souhaitait que la publication fût posthume. Comme Valter Hugo Mãe (1), le jeune romancier affronte le chaos du monde. Ici aussi, ce sont des humbles qui éclairent la grande nuit du monde, leur quotidien à la fois morose et étrangement exemplaire, transfiguré, qui en offre la mesure grotesque et douloureuse. Ainsi, les habitants d’un immeuble modeste, perdu dans la brume d’un quartier populaire, font s’incarner un monde qui se désaxe, qu’ils doivent redimensionner à sa mesure infime, pour pouvoir trouver une raison d’exister, de souffrir, regagner quelque chose de leurs désirs évanouis. Dans cet immeuble, la vie s’expose… Il y a des couples qui se haïssent, dévorés de chagrins fous, des sœurs mélomanes et mangées de sentiments débordants, des secrets indicibles qui macèrent, des espoirs démesurés qui étouffent ; une femme entretenue à la beauté languissante qui aide celle qui la remplacera ignominieusement, des désirs inavouables et troublants qui bousculent les familles les plus ennuyeuses, un cordonnier philosophe qui débat avec son jeune locataire de la nature de l’humanité et du bonheur…
Tout un petit monde qui prend la valeur d’un microcosme exemplaire et révèle une réalité sociale compliquée et violente, profondément injuste, le désordre d’une société en souffrance, empêchée, réduite au silence. Sous les dehors de la vie simple, quotidienne, d’un prosaïsme assumé, se dissimulent des interrogations métaphysiques, des réflexions délicates sur la nature du bonheur, la joie de vivre, l’élan qui emporte les hommes vers ce qu’il y a de plus grand, les désirs insatisfaits, les contraintes sociales, le manque ontologique qui définit l’être humain, le réduit à ses gestes, au paraître. C’est dans cet écart précisément que se jouent les commencements de l’œuvre de Saramago, son obsession à faire s’entremêler le minuscule ou le minable et le grandiose, le grotesque et le tragique, le réel et l’idée, le vrai et la fiction. Il écrit une farce sociale, un roman réaliste en même temps qu’une fable existentielle.
Jamais texte de Saramago n’a dit aussi nettement, sans détour, sans ironie frappante, sans la distance subtile d’un dispositif ou d’une référence savante, la radicale liberté qui anime les hommes, leur insatiable appétit de beauté et de grandeur, le risque qu’il faut prendre pour vivre, en même temps que les contingences qui réduisent l’homme à une manière d’objet. Une phrase résume l’organisation de ce premier roman, qui peu à peu se densifie comme une boue trop fluide se solidifiant lentement : « L’immeuble vivait une de ces heures merveilleuses de silence et de paix, comme s’il ne contenait pas des créatures de chair et de sang, mais plutôt des objets, des objets à tout jamais inanimés. » Ce que dit ce premier texte, avec une grande puissance de subversion, s’apparente au basculement du monde moderne. Le sentiment se confronte à l’analyse sociale et sociologique, les mots de la vie courante aux grands mots de l’esprit, le plus mesquin côtoie le plus sublime de la pensée. Ainsi Pessoa, Shakespeare, Beethoven, Diderot ou Saint-Just hantent-ils un roman qui s’amuse en même temps d’éléments vaudevillesques et d’un certain appétit pour le vulgaire.
La grandeur de ce premier roman, nullement parfait, débordant de petits défauts, d’une voix, surtout au début, qui peine un peu à se trouver, de quelques facilités - en particulier la linéarité du discours, l’aspect quelque peu théâtral de l’ensemble, le recours trop systématique aux dialogues et à une certaine forme de didactisme un peu appuyé -, réside dans sa capacité d’abstraction intellectuelle, dans son obstination à aborder de grandes questions métaphysiques par l’intermédiaire d’une relation élémentaire, concrète avec le monde. Le roman est à la fois modeste et ambitieux, caricatural et novateur, réaliste et symbolique. Une voix s’y trouve, des échos s’y entretissent, des images s’y imposent. La littérature, la multitude de voix qu’elle fait entendre et que l’écrivain novice semble découvrir dans une sorte d’euphorie communicative, devient le seul secours, le seul bonheur véritable.
- Cf. NQL n° 1 093, p. 10.
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