Il existe plusieurs façons de se positionner face à un classique de la littérature, dont deux contradictoires : lui rendre hommage en dressant un monument éditorial – une stèle de papier – ou le rendre actuel, lui donner une seconde naissance, rendre possible ce « lointain-près ». Il est clair que Frédéric Boyer emprunte la seconde voie. Sa traduction ne servira pas aux étudiants ni aux latinistes : elle échappe parfois à la grammaticalité, elle ne respecte pas le vers de Virgile ; pourtant, elle semble étrangement faire apparaître les intentions qu’on ne percevrait parfois plus dans certaines traductions. Comment traduire le carmen virgilien ? En mimant un rythme équivalent ? En le transposant dans le vers noble de nos classiques (l’alexandrin) ? À la suite d’une appropriation de la thématique du deuil que Frédéric Boyer raconte avec une grande retenue, le verset libre s’est imposé à lui. Il entreprend d’identifier le rythme de l’œuvre et les unités sous-jacentes : l’œuvre n’est plus seulement composée de quatre livres (deux consacrés à l’agriculture, deux à l’élevage), mais d’une succession de passages d’amplitudes variées et se faisant écho, certains lapidaires et d’autres s’étalant sur plusieurs pages. Si les libertés prises semblent importantes, elles ne trahissent pas pour autant l’œuvre de Virgile, à commencer par la décision de changer le titre canonique : Frédéric Boyer lui préfère celui de Souci de la terre, préoccupation éminemment actuelle. Le soin (cura) étant un terme obsessionnel dans l’œuvre, pourquoi ne pas faire entendre ce « souci des choses, des temps, des êtres, des territoires » ?
Aidé par des traductions les plus proches du texte latin, il n’aspire pas à retravailler le texte pour le rendre lisible, il essaie de suivre au plus près l’ordre des mots de la phrase latine ; et nous ne pouvons pas ne pas penser à la traduction de la Genèse par Henri Meschonnic (Au commencement). Ainsi émerge le sens le plus fort de certaines tournures que la pudeur d’un traducteur aurait atténuées. Il est utile de consulter en parallèle une édition juxtalinéaire pour s’assurer du souci qu’a ce traducteur du mot juste : quand il évoque « une opulence excessive qui émousse la pratique du champ génital », il ne se soucie pas d’un quelconque effet, mais reprend un texte qui parle du « genitali arvo ». Il devient alors logique de lire, dès le début du premier chant, cette personnification excessivement sexuée selon laquelle « la terre a troqué le gland de Chaoné pour le gros épi barbu » (« tellus / Chaoniam pingui glandem mutavit arista »). Car la culture de la terre est profondément liée à l’acte créateur, à la procréation : « Nu labourer et nu semer ». L’être humain ne plante pas, il féconde. Oubliée l’idée d’un ouvrage didactique invitant à retourner à la terre, oubliée également l’idée du culte du travail (car « Le travail sur tout l’a emporté / Pervers »). Le poème nouveau est un poème presque philosophique, sur l’essence de la vie, sur la puissance sexuelle et génératrice de la vie.
Le constat est sans appel : « C’est le destin / Toute chose court au pire / Se corrompt et décroît ». Plusieurs passages de la nouvelle traduction illustrent cet axiome, avec ces « cadavres accumulés qui se décomposaient dans une affreuse corruption […] / cuir inutilisable ». Cette reprise anaphorique (« cuir inutilisable ») exacerbe lourdement le réalisme de la situation et le destin du vivant, sa dégénérescence et sa stérilité. Mais c’est grâce à cette putréfaction que peut s’accomplir le cycle de la vie, entendue sous toutes ses formes qu’il ne s’agit pas d’opposer : il n’y aurait pas d’un côté l’agriculture et de l’autre le bétail et l’homme. Un lien souvent établi entre les trois tend à rappeler que tout provient de la terre. Impossible alors de prendre soin de l’un sans se préoccuper de l’autre. L’être humain est intimement lié à sa terre, et une terre fertile comme l’Italie « a donné une race d’hommes énergiques ». Les espèces humaine et animales se cultivent, comme la terre : il faut « trier le bétail », « l’améliorer », mais aussi mettre en place une jachère humaine.
Ainsi, l’essence du vivant n’est pas considérée selon l’angle individuel : les graines et les individus ne sont que des représentations matérielles et éphémères des espèces. Car la mort individuelle est relativisée et même contredite : « d’un tronc abattu, sur son bois mort poussa une racine d’olivier ». De même, « on voit dans le ventre des bœufs, dans leurs viscères putréfiés, des abeilles bourdonner et / Sortir en bouillonnant des flancs crevés et / […] suspendre leur essaim ». Toute mort engendre la vie. Tout chant qui considérerait comme une injustice l’action de la mort serait une négation de la vitalité de l’espèce. C’est pourquoi, dans le quatrième chant, Orphée est présenté comme un contre-modèle : il fait preuve d’un égoïsme négligeant l’essence de l’espèce, incapable de saisir, comme le précise Frédéric Boyer dans sa préface, le « don avorté de la mort ». Le souci de la terre « s’oppose à l’étrange nostalgie de ce passage possible entre terre et non-terre ». Loin de ce culte de la conservation et de la reproduction d’images individualisées, égocentriques et capricieuses, il aspire à une constante renaissance de l’espèce, en communion avec la nature. Ce n’est que par ce phénomène cyclique que « l’espèce reste immortelle ».
Eddie Breuil
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