Le titre du livre est emprunté à une phrase de l’Ecclésiaste : « Ayant vu, en effet, toutes les choses qui se font sous le soleil, je n’y trouvai que vanité et pâture de vent[1]. »Dans ce livre de la Bible, Cohélet raconte sa recherche de la bonne vie. Son récit commence par la constatation du mouvement perpétuel et immuable de la Terre, des astres et du vent. « [U]ne génération s’en va, une génération lui succède », écrit Christophe Manon, reprenant mot à mot une autre phrase de l’Ecclésiaste qui ajoutait : « la Terre cependant reste à sa place. »
Le début du poème en prose de Christophe Manon augure une dissonance, le terrain habituel de la redite sera sapé : « C’est ainsi que tout a commencé. Le jour était venu. Un jour comme un autre, pas plus. »
Tout se ressemble : les temps se répètent. La confusion naît de ces statuts immobiles, décrétés à l’imparfait statique de la répétition sans fin, soulignés par ces adverbes de manière (« mollement », en sourdine, se reproduit) qui consacrent un état plus qu’ils ne déjouent une règle établie. Les négations repoussent toute forme de changement, la condamnation semble prononcée : pas une once d’espace ne sera concédée au bouleversement.
Christophe Manon situe ses personnages dans le cosmos toujours en mouvement. Le monde et l’amour naissent : une fille et un garçon vivent au cœur d’un paradis. L’imparfait, le passé simple et le passé composé mêlés nous font dévier d’un ordre, d’un récit : « Il se cherchait sous ses pieds en agitant frénétiquement ses membres écartelés qui gisaient dans une flaque de sang. […] Lorsqu’elle a pris sa main, il s’est mis à trembler comme une feuille mais il ne tremblait pas. »
Un chaos se fait jour, « régi par des forces redoutables » : cet adjectif, utilisé pour un titre récent[2], figure le monde tel qu’il est conçu par Manon dans ses poèmes. Ce chaos reproduit le grand désastre de la réalité, dévoration réciproque, coups assénés, jusqu’à paraître la totalité dévastée d’un champ de ruines. Les accumulations, les gradations y vivent et prolifèrent : « La fille était là aussi, auréolée de boucles dorées, harmonieuse combinaison de matière inflammable, insouciante, impérieuse, frémissant dans sa robe à fleurs comme un animal insoumis, immanente. »
La langue est gagnée par ces affrontements (ontologiques et promis à notre futur égaré), elle ne saurait être neutre. D’un paradis originel, un garçon et une fille ont chu : ce paradis n’existait pas, seules des forces en émanaient.
Quels sont les espoirs de bonheur ? Dieu ? Il « n’existait plus ou avait abdiqué », il « avait dû bifurquer ou s’était égaré », toujours est-il que « Dieu n’est pas revenu ». L’Ecclésiaste recommande : « Deux valent mieux qu’un ; […] Si deux sont couchés ensemble, ils ont chaud ; mais l’homme seul, comment se réchauffera-t-il ? » Et Christophe Manon chante ici l’amitié et l’amour dans un monde dévasté : les guerres, les massacres, les famines, des familles entières qui se noient en Méditerranée… Tous ces morts ne doivent pas être oubliés.
Le narrateur porte également les voix de « ses » morts : ses grands-parents et son petit frère mort à la naissance, son « cher frangin » à qui le garçon s’adresse ainsi : « espérant qu’une nuit peut-être ton pâle fantôme se présentera à la porte de ma chambre pour se régaler et trouver réconfort, un peu de chaleur humaine auprès de laquelle se blottir un instant ». Il leur confie à tous les trois : « une infime partie de vous s’est définitivement blottie dans un recoin de ma poitrine ». Face à la désolation du monde, et contre la mort, on se serre les uns contre les autres pour un peu de chaleur humaine. Les mots « fraternité » et « fraternel » sonnent constamment dans le texte. On n’a pas oublié le goût de Christophe Manon pour les poèmes de François Villon[3], qui nous apostrophait ainsi : « Frères humains qui après nous vivez… »
La deuxième partie, comme la première, est constituée d’un seul bloc, sans alinéas. Les phrases y sont le plus souvent très longues, privilégiant la parataxe dans une prose très rythmée : il ne faudra pas manquer les lectures publiques de ce texte quand l’occasion s’en présentera.
Cette fois le poème, le plus souvent au présent, place le narrateur, grâce à la première personne, sur le devant de la scène. Comme le faisait Villon dans son Testament, il évoque sa « jeunesse folle » : il a « plus qu’autre gallé / Jusques à l’entrée de vieillesse ». Il raconte ses relations complexes avec sa mère, entre amour et rejet, attirance sexuelle et répulsion. Le texte porte les errances (alcool, drogues…) par lesquelles lutter contre les peurs et l’inéluctable.
L’Ecclésiaste affirme que « [t]rop de vertu est aussi une vanité, une pâture de vent ». Il enseigne qu’« il n’y a pour l’homme qu’une seule chose vraiment bonne, c’est de jouir lui-même du fruit de ses œuvres ». Le poète rapporte la mission que lui a confiée son grand-père, écrire : « tu entretiendras notre souvenir comme j’entretiens mon jardin ». C’est ce qu’il fait, au-delà de ses aïeux. Une série de longues phrases commençant par l’anaphorique « je vois » évoquent toutes les victimes de notre temps et des précédents. Le poète se sent « intimement associé au genre humain dans une sorte de fraternité d’errance et de désarroi ». Dans ces confessions testamentaires, il reconnaît avoir fait « preuve de violence verbale ou physique, d’une certaine vulgarité, de grossièreté, d’orgueil et de concupiscence », mais il peut aussi s’être montré « généreux », « tendre » et « doux ». Cette vie souvent aux limites, ces rencontres, cette colère indispensable, nourrissent son écriture. Et Christophe Manon rend grâce à ceux qui ont suscité sa colère, malgré les « dégâts » collatéraux : « Je voudrais remercier tous ceux qui exercent un quelconque pouvoir sur de quelconques subordonnés et qui en profitent pour leur faire subir les pires avanies. » La longue liste des remerciés justifie la rage et la révolte, qui poussent à se redresser, mais aussi à trouver les mots qui réconfortent et luttent pour la beauté, la tendresse et la fraternité, contre l’oubli : « Il y a beaucoup de grâce sur cette terre malgré toutes les horreurs qui y sont commises. »
Christophe Manon est-il un poète sombre ? Qu’on en juge par ce livre fraternel, violent et indispensable : « Ma rage est plus forte que ma haine. Ma rage est plus forte que mon désespoir. Mais elle n’est pas plus forte que mon amour. »
[1]. Toutes nos citations de l’Ecclésiaste sont issues de la traduction d’Ernest Renan.
[2]. Christophe Manon, Jours redoutables, photographies de Frédéric D. Oberland, Les Inaperçus, 2017.
[3]. Christophe Manon, Testament (d’après François Villon), Léo Scheer, 2011.
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