Ainsi de « confiné », à prendre dans son acception du XVIIIe siècle qui signifie « très faisandé » ; qu’on se rappelle Casanova dans sa préface à Histoire de ma vie : « J’ai aimé les mets au haut goût : […] la morue de Terre-Neuve bien gluante, le gibier au fumet qui confine et les fromages dont la perfection se manifeste quand les petits êtres qui les habitent commencent à se rendre visibles. » Les éditions Signes et Balises font paraître, en ces temps très confinés, un ouvrage revigorant : la correspondance inédite du poète et romancier grec Níkos Kavvadías (1910-1975).
Níkos Kavvadías est l’auteur d’une œuvre dense et mesurée – trois recueils de poèmes, trois nouvelles et un roman, Le Quart, pour lequel il est essentiellement connu en France ; une œuvre tout entière empreinte d’expérience, de celle qui donne une patine au texte comme aucune œuvre d’imagination n’est en mesure de le faire ; on est tenté de dire que cette correspondance a, comme les lèvres de « la fille d’Alger » décrite dans une lettre à sa sœur Tzénia, « le goût de la nicotine déposée par des dizaines d’hommes ».
D’abord matelot, Kavvadías effectuera sa carrière comme radiotélégraphiste dans la marine marchande. Du monde entier au cœur du monde, donc : Cardiff, Dunkerque, Marseille, Melbourne, Colombo, Aden, Massawa, Port-Saïd ; la liste des escales est longue, où Kavvadías s’adresse à ceux qu’il aime ; sa sœur, sa nièce, ses amis, dont le romancier Michális Karagátsīs. Il y dit souvent son mal du départ plus que son mal du pays. Kavvadías veut partir. Il fait l’éloge du mouvement, contrepoison de l’habitude. À bord, le travail, les quarts ; il lit, divague, écrit ; mais écrit peu, quelques poèmes impérieux et bienfaisants : « À midi, pendant que nous attendions le pilote, je me suis assis et j’ai écrit un poème. Encore un pansement. » Le radiotélégraphiste est éloigné des milieux littéraires. En homme des faits, homme qui traverse l’espace tout autant par le corps que par l’esprit, Kavvadías ne cède pas à l’exotisme. Le monde n’est pas « poétique », la poésie en constitue l’énigme qui est à la fois transcription et déchiffrage à vue du réel ; la beauté ne reste que beauté lorsqu’elle n’est pas passée par le tamis du langage, quand bien même s’étend-elle tout autour, comme une outre qui contiendrait l’homme. Sobrement à son ami Karagátsīs: « J’ai toujours en tête des mots de toi et eux seuls me maintiennent en contact avec la poésie. »
Au début de la seconde guerre mondiale, Kavvadías est envoyé sur le front albanais. Les réflexions se font brèves et distanciées, jamais bavardes. Au début de la guerre civile, Kavvadías repart en mer et ne cesse plus de naviguer. Il décrit son quotidien, les ports, les villes, les odeurs, les couleurs, les boutiques, les choses qu’il se procure pour offrir au retour. Il émaille ses lettres de pensées et de saillies sur le motif, tour à tour drôle et dignement désespéré, d’un orgueil incommensurable. Ici : « Pour trahir, il faut d’abord aimer. Je n’ai jamais eu la chance… ni d’être trahi, ni d’être aimé. D’ailleurs, cela fait des années que je n’écris plus de poèmes. » Là : « L’absence d’amour dans ma vie ne me laisse aucune amertume. Mais je suis affreusement malheureux quand je n’ai pas de cigarettes. »
Autant de rugueux fondements pour une métaphysique préhensible. Joie tragique plutôt que bien-être sûr : « Je ne me souviens jamais quand j’ai été heureux, amer ou affecté. Si j’ai aimé quelque chose, en dehors de vous, ce sont les cigarettes, l’alcool, les livres (moins que tout) et les prostituées. Je me suis toujours moqué de tout, même des choses les plus sacrées. »
On peut admirer une œuvre ; le danger reste grand pour l’amateur de « vrai » qui peut préférer facilement, malgré lui, la correspondance à toutes les autres formes d’écrits d’un auteur. Ce danger est d’autant plus accentué dans ces lettres qu’elles sont exemptes de toute pose, sans aucun des empesages auxquels s’adonnent les écrivains qui veulent encore l’être ou le paraître jusque dans leurs échanges les plus intimes. Ces lettres ont la beauté de celles qui n’ont pas été écrites avec le souci d’être lues par d’autres que ceux à qui elles sont adressées. Et ce qui me plaît beaucoup, à moi, c’est que ce n’est pas que de la littérature. Elles plairont à ceux qui aiment le café – ou le thé – et particulièrement à ceux qui l’aiment chaud.
L’optimisme semble avoir meilleur teint de nos jours que l’espérance, il faut « prendre les choses du bon côté » plutôt que de se façonner de belles encoignures. À la Butte-aux-Cailles, à Paris, il est une rue pentue qui supporte encore ce nom : rue de l’Espérance. Je prends plaisir à la prendre. Je la remonte et je prononce à voix haute les derniers mots de Kavvadías à la poétesse Marlen Pitta : « Rien de ce qui est beau dans le monde ne l’est en vain. Ne perds pas courage. Serre les dents, la lumière va jaillir.
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