Il n’est jamais simple d’aimer un pasteur. Surtout quand il suit le chemin de son Père. Et si dans un seul village il y a deux (fils de) pasteurs – l’un congrégationaliste et l’autre presbytérien –, comment choisir ?
C’est le cas de Gilead, dans l’Iowa, qui a prêté son nom au deuxième roman de Marilynne Robinson, écrit dix ans avant celui-ci, village où les deux églises appartiennent à deux lignées familiales, les Ames et les Boughton.
Lila, comme Gilead, est un chef-d’œuvre.
Lila, la narratrice, n’a pas eu une vie facile. Comme Ruth, l’héroïne de La Maison de Noé, écrit il y a trente-cinq ans, elle se trouve très tôt sans domicile fixe, protégée par une vagabonde plus âgée, une mère par procuration. Lila passera ainsi ses premières décennies – les années vingt, trente et quarante du siècle dernier – errant à travers la campagne, travaillant dans les champs comme ouvrière agricole, et dans les villes comme femme de ménage et comme prostituée.
Elle apprendra à lire grâce à Doll, sa « gardienne », qui cessera son errance pendant un an pour qu’elle puisse être scolarisée. Son manque d’éducation lui confère une sorte de sagesse sceptique, elle doit lutter pour s’approprier chaque mot, qui du coup retrouve sur sa langue sa puissance originelle : « Lila ne savait pas vraiment ce que “mariés” signifiait, sinon qu’il y avait [...] une plaisanterie agréable et sans fin que les autres pouvaient admirer tout en étant exclus ».
Le témoignage de Lila est avant tout un éloge du langage. C’est l’un des sens étymologiques de « Gilead » (de l’hébreu « galyêd » : « gal », tertre, monticule ; « êd », témoignage). Les mots sont liés à la terre, la terre et les mots s’incarnent réciproquement.
À la différence d’écrivains américains de l’école du « Nature Writing » qui étalent leur connaissance de la campagne en prêtant une attention fétichiste à l’identification de la faune et de la flore, Marilynne Robinson se sert de la nature pour mettre en relief la condition humaine. Comme dans la Bible. Alors, même le critique allergique à la campagne – c’est mon cas – se sent chez lui dans cet univers. Le monothéisme fut inventé dans le désert, et l’Iowa de Marilynne Robinson, même s’il est fécond et verdoyant, n’a rien à envier au désert de Judée pour ce qui est d’évoquer la solitude.
Ce qui est curieux ici, c’est le mélange du panthéisme et du christianisme transmis dans la vision de Lila. Marilynne Robinson a beau prêcher dans l’église congrégationaliste à ses heures perdues, elle a créé une héroïne qui doute du bien-fondé des doctrines chrétiennes et investit les éléments naturels avec un pouvoir transcendant qui frôle le paganisme. À commencer par l’eau, capable non seulement de baptiser l’Homme, mais de renverser le processus, de le « dé-baptiser », comme si la rivière était plus puissante que le Christ.
Comment peut-on expliquer l’amour qui unit Lila Dahl – son patronyme fut inventé à partir du prénom de son ange gardien, Doll – et le révérend John Ames ? Est-ce le fait qu’ils ont tous deux un nom et un prénom à quatre lettres, avec un « h » muet dans les deux cas ? Ou est-ce l’émotion qu’elle avait ressentie en le voyant baptiser deux jeunes filles le jour de la Pentecôte, et verser sur elles de l’eau, cette substance fascinante ?
La future Mrs. Ames n’a que la moitié de l’âge du révérend. Inculte, presque illettrée, elle n’a pas l’habitude de parler, de se confier aux autres. C’est une femme au passé sombre, ayant fréquenté des putes, des voleurs et des meurtriers. Avant de rencontrer le révérend, elle avait comme projet de vie de voler un bébé, afin de reprendre la tradition biblique représentée, entre autres, par la fille de Pharaon, qui avait recueilli Moïse sur le Nil.
Mais il y a une autre tradition dans la Bible, plus hermétique celle-ci, concernant la figure de Lilith, élucidée par Jacques Bril dans La Mère obscure. Première femme d’Adam, restée sans enfant, elle n’y est mentionnée qu’une seule fois : « Les chats sauvages rencontreront les hyènes, / le satyre appellera le satyre, / là encore se tapira Lilith, / elle trouvera le repos. » (1)
Marilynne Robinson renverse le mythe : la première femme du révérend meurt lors de l’accouchement, longtemps avant l’arrivée de Lila, qui deviendra ainsi matriarche dans la dynastie pastorale du village.
Comment sait-on que le bébé qu’elle conçoit – à la fin de Lila, il vient de naître – aura une enfance heureuse ? Parce que Lila fonctionne comme « prequel » pour Gilead, où le fils a sept ans. Le révérend, mourant, lui écrit une longue lettre, son testament, c’est-à-dire Gilead.
Que doit-on penser alors de Lila ? Est-ce une bonne mère, ou simplement une voleuse de sperme ? Une phrase revient de façon obsessionnelle dans les deux témoignages, ceux du révérend et de Lila : « Vous devriez m’épouser. » L’injonction, répétée à la manière d’un Thomas Bernhard, acquiert un pouvoir incantatoire. Dans Gilead, Ames s’émerveillait de l’intuition et de l’amour de sa femme. Mais, narratrice, Lila est plus lucide : en lisant sa version des événements, le lecteur saisit une situation plus complexe : Lila fut dépassée par son propre Verbe.
Lequel se transformera ensuite en Chair. Lila prend l’initiative de « se glisser » dans le lit du révérend. Il semble surpris, tout comme il le sera par la grossesse de sa femme. On se demande s’il avait conscience de leurs rapports – jamais révélés au lecteur – ou du fait qu’il avait (apparemment) partagé sa semence. On pense à « Lilith », la nouvelle de Primo Levi : « Lilith est friande de semence d’homme et se tient constamment à l’affût là où la semence peut se perdre : dans les draps en particulier. »
En tout cas, Lila fantasme sur la possibilité de partir avec le bébé qu’elle porte, de le « voler », comme Doll l’avait fait avec elle et Sylvie avec Ruth dans La Maison de Noé. Les nouveau-nés ne sont-ils pas, comme les poupées – les dolls –, de petits jouets dont le propriétaire peut disposer comme bon lui semble ?
Ou, pour formuler la question autrement, aux yeux de Dieu, ne sommes-nous pas tous des poupées, dérobées provisoirement à la Mort ?
- Isaïe, 34 : 14.
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