Une monographie qui prend ici la forme d’une biographie. Plusieurs décennies d’enseignement ont prouvé à l’auteur qu’une des façons de familiariser les gens avec les œuvres musicales est de leur faire connaître quelque chose de la vie de ceux qui les ont écrites. C’est vrai de Joseph Haydn comme de tous les autres compositeurs, même s’il affirma un jour à l’un de ses biographes que l’histoire de sa vie ne pouvait intéresser personne. En tout cas, c’est surtout des œuvres que Calvin Stapert veut nous entretenir, et il parvient, dans un livre de taille relativement modeste, à donner un aperçu assez précis de celles qu’il choisit de commenter.
J’aime que dans sa préface Stapert se demande de quelle façon on peut parler de musique. Selon lui, le langage technique n’est pas le seul qui puisse guider notre écoute et rendre compte des œuvres ; des termes du registre affectif ou expressif peuvent aussi les caractériser. Et cet autre langage n’est pas nécessairement subjectif : les mots employés pour décrire la musique « peuvent être adéquats ou inadéquats, vrais ou faux, à divers degrés dépendant de la qualité de l’attention et de la perception de l’auditeur ».
Comme à chacun, il peut cependant arriver à l’auteur de verser dans la subjectivité, en particulier quand il attribue à la musique une fonction de représentation. Par exemple, selon lui, la Symphonie n° 6 (dite « Le matin ») « s’ouvre sur une introduction lente qui dépeint un lever de soleil » et l’ensemble de son premier mouvement « est aussi lumineux qu’une matinée ensoleillée dans la campagne ». La « musique à programme » favorise de telles analogies. On peut aussi reprocher à Stapert une tendance à l’anachronisme. Il parle à propos d’une sonate pour clavier d’« un thème teinté d’une mélancolie digne de Brahms » ; il entend dans un quatuor « une plainte angoissée avec une harmonie dissonante qui fait se demander si Wagner connaissait cette œuvre ».
Les apprentissages d’un musicien sont une bonne illustration de l’entremêlement de l’œuvre et de la vie. Ceux de Haydn comprirent, entre autres, l’étude de la théorie dans les traités de Johann Mattheson et de Johann Joseph Fux (Gradus ad Parnassum), l’examen des partitions de Carl Philipp Emanuel Bach, le précieux enseignement de Nicola Porpora, compositeur d’opéra et maître de chant, qui traitait volontiers son élève d’âne et de fripouille.
La quasi-totalité de la vie créatrice de Haydn se déroula au service des Esterházy, une famille richissime de la noblesse hongroise, pour laquelle il éprouva toujours de la reconnaissance. Pour une grande part, sa production dépendit des desiderata de ses maîtres. Ainsi a-t-il écrit au moins cent cinquante œuvres pour le baryton, instrument inhabituel – viole de gambe modifiée – dont s’était entiché le prince Nicolas. À d’autres moments, sa charge l’oriente vers la musique religieuse ; dans les années 1770-1780, son activité est dirigée prioritairement vers la scène (il compose de nombreux opéras et dirige aussi ceux des autres : Cimarosa, Paisiello, Salieri…). D’autres commandes vinrent de l’extérieur, la plus insolite étant sans doute celle de Ferdinand IV roi de Naples, qui souhaitait enrichir le répertoire de sa lira organizzata.
« Ce Haydn est comme un enfant. On ne sait jamais ce qu’il s’apprête à faire. » Sous son allure badine, cette remarque de John Keats énonce une caractéristique essentielle du compositeur. La musique de Haydn est pleine de surprises ; elle joue, en particulier, sur les attentes que véhiculent les structures conventionnelles. Par exemple, dans le trio du menuet de la Symphonie n° 29, une formule d’accompagnement cherche – sans la trouver – la mélodie qu’elle « devrait » soutenir (on peut penser à l’orchestre des Temps modernes qui fait indéfiniment des « pompes » en attendant que Charlot veuille bien se mettre à chanter). Dans le premier mouvement de la Symphonie n° 54, le thème de fanfare est confié aux cordes et le motif mélodieux aux cors et au basson. Le finale de la Symphonie n° 70 en ré majeur – œuvre injustement négligée, selon Stapert – est en ré mineur (terminer en mineur une œuvre commencée en majeur est tout à fait exceptionnel à l’époque), et prend la forme d’une fugue. Mais il n’est « pas aussi sérieux que sa tonalité mineure et son écriture fuguée le suggèrent ».
Le désir de déjouer les attentes du public se traduit parfois par une grosse plaisanterie. La plus connue est la « surprise » du mouvement lent de la Symphonie n° 94, un fortissimo soudain (« l’auditoire entier fut profondément choqué, et en particulier les dames », selon un témoin). Pour Stapert, cette œuvre révèle « deux aspects importants de l’art de Haydn : son esprit, et son innocence de surface ». En imaginant une version « basique » du thème fameux du deuxième mouvement, il montre que la mélodie de Haydn n’a pas le caractère insignifiant qu’on pourrait lui prêter de prime abord. Le mouvement lent de la Symphonie n° 93 présente lui aussi une incongruité spectaculaire : un fortissimo – que rien ne laisse présager – dans l’extrême grave du basson. Le risque est qu’à cause de cette blague les interprètes prennent la pièce un peu trop à la légère, alors qu’elle est très émouvante. Déjà ceux que Haydn appelait les « Berlinois » le critiquaient pour son mélange de sérieux et de comique.
Dans une série d’œuvres datant des années 1766-1772, Haydn a donné libre cours à une invention qui laissait moins de place à l’humour mais tout autant à l’inattendu. C’est sa période Sturm und Drang : tonalités mineures, fortes dissonances, accents énergiques, changements dynamiques subits, larges sauts, modulations surprenantes, etc. Indépendamment de l’influence du Zeitgest, c’était pour Haydn l’occasion de réagir contre le « style galant » qui prévalait alors et ne le satisfaisait pas ; il y résistait aussi par l’insertion d’éléments relevant du baroque (le recours à la polyphonie, notamment).
Stapert définit l’art de Haydn comme celui d’une « création à partir de presque rien ». « Le maniement inventif du plus simple des matériaux est l’un des cachets de la musique de Haydn », dit-il. Ses formes sonates, en particulier, tendent vers le monothématisme : Haydn transforme une structure définie en général par l’opposition de ses thèmes en un schéma dans lequel tout ou presque dérive d’un motif unique. Il n’est pas rare que le « second thème » ne soit autre que le premier dans un ton différent, et ce sans qu’on perde rien « du contraste ou du conflit essentiel à la forme ».
Selon Calvin Stapert, Haydn n’a toujours pas la place qu’il mérite. Lorsqu’une de ses œuvres figure au programme d’un concert, elle est rarement gardée « pour la bonne bouche ». Une grande part de sa production a été éclipsée par la musique ultérieure, à commencer d’ailleurs par la sienne propre, en vertu du « préjugé selon lequel ce qui est plus tardif est meilleur ». Au XIXe siècle, « Papa Haydn » inspire ce jugement à Schumann : « nous ne pouvons rien apprendre de lui ». L’esthétique romantique, incarnée par excellence par E. T. A. Hoffmann, fait de l’évolution son idée directrice ; dès lors, « les précurseurs deviennent rapidement de “simples” précurseurs ».
Pourtant, dit avec enthousiasme – un « enthousiasme » où l’étymologie tient d’ailleurs son rôle – l’auteur de cette excellente biographie, la musique de Haydn « éveille nos sens à une réalité plus profonde que la confusion, la laideur et les chagrins » de nos vies de tous les jours.
Thierry Laisney
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