C’est si vrai qu’on peut voir aujourd’hui, sous nos yeux, se reconstruire sur nouveaux matériaux le réalisme romantique, bien différent d’un naturalisme hanté par le « sociétal » – qui par ailleurs triomphe en France. Ce réalisme romantique a pour modèle originel la prose monumentale de Hugo, qui sut mêler avec génie la description du monde, son analyse politique et le plus haut lyrisme. Relisez Les Misérables – on ne le fait plus guère –, vous verrez, les machines hugoliennes, tentaculaires et monstrueuses, restent des chefs-d’œuvre pas du tout larmoyants, mais qui arrachent des larmes –ou on est une bien triste brute.
Or ce modèle romantique et réaliste réapparaît en effet, mais ce n’est pas chez nous, et je n’en connais pas d’exemple plus convaincant que les fresques de la vietnamienne Duong Thu Huong. Son dernier roman, Les Collines d’eucalyptus, se veut si calqué sur le réel qu’un épilogue (d’octobre 2011) s’emploie à établir un lien familial entre l’auteur, alors âgée de soixante-sept ans, et son jeune héros homosexuel, fugueur et meurtrier, Thanh, donné pour son neveu. Peu importe que ce détail soit exact ou une simple astuce romanesque, le lecteur n’a pas à se muer en échotier.
Le livre, lui, est une réussite réaliste, romantique et humaniste, bref hugolienne, qu’on peut aimer sans restriction, malgré son parti pris d’écriture aussi peu à la mode française de 2014 qu’à celle des années où le roman s’essayait à la recherche. Une lecture gratifiante n’a nul besoin d’être dogmatique, il lui suffit d’apprécier l’authenticité là où elle la trouve.
Premier plaisir de lecture : l’évocation d’un pays enchanteur, des fleurs, des parfums, des nuages, de toutes les nuances du brouillard et de la pluie, de toutes les saisons, de presque tous les climats. L’intrigue déploie un tissu bigarré de couleurs et de mouvements. Comme l’écharpe d’Iris, elle entremêle à sa trame les splendeurs variées du Vietnam, qui se tord du Nord brumeux et froid jusqu’au Sud inondé d’humidité et de chaleur, semblable à une fleur charnue, en haut une tête ébouriffée de pivoine, en bas le bulbe renflé de quelque jacinthe d’eau, entre les deux la tige mince et parfois grêle de l’Annam. Des confins de la Chine méridionale qu’on appelait jadis le Tonkin aux grasses luxuriances de Saigon et de la Cochinchine, Les Collines d’eucalyptus, c’est d’abord un voyage qu’en dépit du tragique de l’histoire on ressent comme un hymne de la narration à une terre adorée.
Les hommes, certes, se révèlent moins accueillants que leurs paysages. Avec une extrême délicatesse dans l’analyse des psychologies individuelles, si marquées cependant, dans cette Asie qui n’est que marginalement individualiste, par la pression du groupe, de la famille, des ancêtres proliférants, Duong Thu Huong dessine la trajectoire d’un héros complexe, que sa sensibilité met en danger de devenir un truand sans foi ni loi.
Thanh est pourtant un privilégié. Enfant unique, il est adulé par ses parents, des intellectuels respectés. Sa mère - la maman biche - et lui - le petit faon - sont unis (exaltés, empêtrés) par un mécanisme fusionnel qui les isole quelque peu de la masse des paysans du centre où ils vivent (près de Hué), et cela d’autant plus qu’ils appartiennent à une bourgeoisie jadis aisée, qui a recouvré en partie son statut d’élite, au moins morale, après que le totalitarisme des premières décennies de l’indépendance s’est un peu desserré, ce qui a permis à des îlots d’ambition personnelle et de relative prospérité de se reconstituer.
Dans « les vertes collines » où Than, le petit citadin, s’enivre de nature et profite de la joyeuse hospitalité d’une famille de ruraux dont le fils est son ami, il fait la connaissance de prolétaires marginalisés, dont le chef est un poète fou, en fait un ivrogne qui profite sans scrupule de l’amour aveugle que lui voue une épouse cassée par les travaux et les privations. Elle trime pour l’entretenir dans l’oisiveté et la crapule, et lui fait des enfants qu’il maltraite.
C’est du fils de cette tribu dévoyée que viendront l’aventure et le malheur. Car tout irait bien pour Thanh s’il ne se découvrait homosexuel et ne tombait aussitôt sous l’entière dépendance physique du rejeton paresseux et pervers du poète fou, ce qui l’entraîne à voler sa mère pour fuir avec son amant vers le Sud, vers Dalat, ancienne villégiature montagnarde des coloniaux, puis vers Saigon la fascinante, la corruptrice. Là, il croira se débarrasser de son compagnon sulfureux, dont il a percé à jour la bassesse. Là, ses débuts dans la libre entreprise sont prometteurs : il réussit comme coiffeur, commence une belle carrière, se fait reconnaître comme artiste du ciseau et de la mise en plis, avant d’être rattrapé par son âme damnée, ce garçon sans avenir qui a retrouvé sa trace. Alors, au cours d’une scène à demi hallucinée, il tue ce fantôme émergé du passé, cet ancien amour purement charnel, qui désormais le dégoûte, et se retrouve condamné, enfermé dans une hideuse prison du Nord.
Un tel résumé, remis en ordre linéaire et dégraissé de mille épisodes adventices, est trop squelettique pour ne pas donner un caractère mélodramatique à l’intrigue. Il échoue à rendre compte de la composition alternée du récit, par blocs antagoniques (ombre et lumière, enfer et paradis), qui, comme chez Hugo, permet des effets de contraste saisissants entre les « stations » successives où Thanh, être de fuite, se stabilise pour le meilleur (l’enfance dans les collines, la rencontre du riche métis dont l’amour le sauvera in extremis, l’association heureuse, à Saigon avant le drame, avec d’honnêtes commerçants), et pour le pire (la terrible survie, au camp, des forçats obligés, comme Thanh, à de longues peines, qui ouvre le livre sur ce nouveau Jean Valjean enchaîné, le clair-obscur du séjour à Dalat, la soirée du crime). Aucun manichéisme, en fait, là-dedans – pas plus que dans les cathédrales hugoliennes. Les caractères des personnages principaux sont si ondoyants, les silhouettes des comparses dessinées avec tant de vigueur, que jamais on ne prend l’auteur en flagrant délit de simplisme, de caricature, de coup de théâtre facile, de croix de ma mère, jamais, même quand à la fin, dans le décor violent du bagne, apparaît la figure de l’ami de cœur pour un happy ending inattendu mais crédible, jeu d’influences occultes et corruption aidant.
La grande affaire du livre, c’est l’homosexualité en contexte contemporain au Vietnam. Elle est décrite dans sa réalité d’abord physique comme une pulsion naturelle d’une brutalité qu’aucune politesse lénifiante du style ne vient dissimuler, pas plus d’ailleurs que ne sont hypocritement voilés les débordements d’une sexualité plus conventionnelle. On est en terre bouddhique et Bouddha, contrairement aux représentants des trois religions du livre, foncièrement punitives, n’a pas légiféré sur les minorités sexuelles. Mais les sociétés asiatiques, si attachées à la perpétuation de l’espèce (pour célébrer le culte des ancêtres, encore faut-il se reproduire, c’est-à-dire accepter de devenir l’ancêtre de quelqu’un), ont du mal à concevoir la légitimité d’un amour sans enfants à naître. La marginalité des homosexuels, l’hostilité instinctive qu’ils suscitent sont donc moins meurtrières peut-être, mais non moins stupidement ancrées dans les mœurs là-bas qu’ici.
Un des enseignements du livre, où l’on n’observera aucun panégyrique de l’homosexualité masculine (de la féminine il n’est pas question, même par allusion, et le souci permanent de ces femmes vietnamiennes semble bien être d’enfanter), c’est la mise en lumière, en pleine lumière, de la diversité de pratiques aussi répandues qu’ailleurs mais aujourd’hui encore recluses. L’accompagne un plaidoyer vibrant, sans dérapage polémique, pour la liberté des amours. Mais ce plaidoyer ne se sépare pas d’une revendication, qui partout affleure dans et entre les lignes, pour l’égalité des conditions sociales et la reconnaissance de la dignité des pauvres, qu’apparemment le socialisme réel n’a pas promues, pas plus qu’il n’a enrayé la corruption (grâce à laquelle le sort de Thanh sera adouci).
Pourtant, le jeune Phu Vuong, enfant martyr du poète fou des collines, un personnage nuancé mais seulement dans les teintes sombres, Phu Vuong le vrai misérable du livre, n’est pas plus flatté qu’un Thénardier. La compassion qui, de bout en bout, accompagne la voix narrative ne va pas jusqu’à la rédemption évangélique du mal. L’univers de Duong Thu Huong comporte des zones d’une ombre épaisse qui ne se dissipe pas, y compris chez Thanh. Sans la lucidité cruelle de l’auteur, le héros perdrait de son opacité charnelle, et sa vérité textuelle en pâtirait. L’homme n’est pas naturellement bon dans cette longue histoire en fin de compte peu édifiante. Il n’en est que plus ressemblant, plus universel.
Maurice Mourier
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