Même si notre obligation de réserve est levée, nous nous garderons de tout avis circonstancié sur les films qui seront présentés sur la Croisette d’ici une quinzaine de jours. Inutile de faire l’intéressant et on peut imaginer que les lecteurs de La Quinzaine littéraire ne sont pas prioritairement en attente de scoops. Une bonne partie des titres choisis seront visibles presque simultanément sur les écrans des villes, pour le public véritable à qui ils sont destinés, et chacun pourra juger du bien ou du mal-fondé des critiques émises à chaud par la presse qui aimerait faire l’opinion. Disons simplement qu’une bonne poignée de films n’aurait pas déparé le fameux millésime 2011, sans doute le meilleur cru festivalier depuis le début du siècle. Et recommandons, à l’intention des esprits curieux, deux noms jusqu’à présent peu connus au-delà d’un petit cercle d’amateurs, Arnaud des Pallières et Alex van Warmerdam : le premier, avec Michael Kohlhaas, signe la plus belle adaptation au cinéma de Kleist, bien au-delà de La Marquise d’O de Rohmer (1976) ou du Prince de Homburg de Bellocchio (1997) (et de la première version du même Kohlhaas par Schloendorff, en 1969) ; quant à Borgman, du second, il ravira ceux qui apprécient déjà son œuvre trop rare (Les Habitants, 1992, La Robe, 1996) et ravivera les souvenirs des heureux spectateurs de la troupe Hauser Orkater avec laquelle il débuta au théâtre il y a trente ans et plus. Ajoutons au panier garni deux objets superbes et dérangeants, A Touch of Sin (Jia Zhang-ke) et La Grande Bellezza (Paolo Sorrentino), oublions deux autres titres qui nous hérissent – nous n’en dirons pas plus – et saluons la belle allure du festival 2013.
À force de lire chaque année que le cinéma français est en crise, que certains acteurs sont trop payés, que les films ne remboursent pas leurs commanditaires et que les aides de l’avance sur recettes ne sont jamais récupérées, on finirait par s’en persuader et n’attendre de la nouvelle saison qu’une moisson chétive. En définitive, une fois achevés les visionnements préalables à la sélection, on constate que l’exercice a été aussi profitable que les précédents, et que 165 productions françaises nous ont été présentées (dont une soixantaine de premières œuvres), beau résultat pour un secteur aussi déficitaire. Le « cinéma du milieu », annoncé moribond en 2008 (cf. QL n° 969), s’obstine à remuer bigrement. La preuve en est qu’à l’exception de quelques œuvres réalisées en autoproduction (ce qui n’est plus forcément aujourd’hui signe d’amateurisme) et de quelques dizaines d’autres produites par de petites sociétés (une bonne partie des premiers films), l’essentiel de ce qui a été proposé est dû à ces cinéastes du mitan qui font tout le sel de la cinématographie française – outre les qualifiés pour la finale, au hasard, Patrick Grandperret, René Féret, Marion Vernoux, Robin Campillo, Serge Bozon, Xabi Molia, Katell Quillévéré, Claire Simon, Catherine Breillat, Patrick Leconte, Emmanuel Mouret, Laetitia Masson, liste non exhaustive. Et Pascale Ferran elle-même, haut-parleur du mouvement en son temps, ne doit qu’à des retards de tournage de n’avoir pas été dans la course. Les cris d’orfraie sur la disparition de tout le secteur ne semblent plus de saison.
Plusieurs éléments notables dans le cru français 2013. D’abord, encore plus peut-être que les années précédentes, la bonne qualité moyenne de l’ensemble, et pas seulement parmi les quelques noms cités. L’accablement qui saisit parfois devant un écran d’où suinte l’ennui, la fatigue devant l’apparition du même acteur interprétant le même personnage dans plusieurs films (il y a eu ainsi des saisons François Berléand ou Isabelle Huppert), l’énervement devant les tics de scénaristes (le film « de cité » est un genre moins fréquenté), tous ces boulets ont (presque) disparu cette fois-ci. Non que les soirées à trois ou quatre films se soient transormées en promenade de plaisir, mais une inspiration moins normée est perceptible. Voir dans la foulée des œuvres aussi différentes que Jack from Tunis, documentaire de Claudine Bourbigot sur le producteur Jacques Haïk, La Lutte finale, de Michel Leviant, curieux huis clos où des filles d’ouvriers licenciés kidnappent la fille du patron, et 2 automnes, 3 hivers, de Sébastien Betbeder, friandise en 38 saynètes subtilement décalées, ne mène pas sur les cimes mais prouve la diversité de manière d’un cinéma qui, malgré qu’on en ait, demeure le plus vivace de la planète. Nous avons choisi trois cinéastes inconnus, nous aurions pu aussi bien citer Isabelle Czajka (La Vie domestique), Hubert Viel (Artémis, cœur d’artichaut) ou Santiago Amigorena (On ne possède réellement que ce qu’on a perdu) pour illustrer le propos. Aucun d’entre eux n’est au niveau d’Abdellatif Kechiche ou de Claire Denis, aucun d’entre eux n’est négligeable : chacun assure, à son degré, la variété du paysage.
Deuxième élément notable, l’exil des « grands » noms. L’an dernier, déjà, on avait pu remarquer que Laurent Cantet avait tourné aux États-Unis Foxfire et Sylvie Verheyde en Grande-Bretagne sa Confession of a Child of the Century. Pourquoi pas, l’argent n’a pas de patrie, et autant tourner à l’endroit que le sujet choisi impose – ce que fait Jean-Jacques Annaud depuis longtemps. La tendance s’est affirmée cette année, puisque trois des cinéastes français sélectionnés l’ont été pour des films réalisés ailleurs : Arnaud Desplechin (Jimmy P. – Psychotherapy of an Indian Plains) et Guillaume Canet (Blood Ties) aux USA, Jérôme Salle (Zulu) en Afrique du Sud – sans oublier Anne Fontaine et son Perfect Mothers, récemment sorti et le prochain The Young and Prodigious T.S. Spivey de Jean-Pierre Jeunet. Phénomène ponctuel ou mouvement de fond(s), il est trop tôt pour en décider, d’autant que le problème ne touche que les cinéastes à réputation, susceptibles de rentrer dans les frais. Reconnaissons pour l’instant que la transplantation s’est convenablement effectuée et que seuls les amateurs du cinéma de genre à l’œil acéré découvriront des failles dans le résultat obtenu – Jérôme Salle, en particulier, que ses précédents Largo Winch 1 et 2 avaient classé parmi les exécutants sans âme, a réussi avec l’adaptation de l’excellente Série Noire de Caryl Férey un polar de haute volée.
Troisième élément notable, au-delà de la qualité de ses produits, rarement le cinéma français de fiction nous a paru aussi peu de son temps. Crise financière, chômage, avenir incertain, espoirs en berne, inutile d’en chercher un écho. Des soucis amoureux, des angoisses de la quarantaine, des variations autour du désir, des fêtes arrosées entre amis, Internet comme substitut et le mobile comme communication ultime : l’ancrage dans le réel est si faible que les gestes du travail salarié que Rebecca Zlotowski a magnifiquement retranscrits dans Grand Central apparaissent comme une embellie surprenante. Au moins, il reste quelqu’un pour affronter la dureté des choses. C’est sans doute dans les « petits » films, ceux dont le casting n’exige pas un retour assuré sur investissement, que passe le mieux l’époque : la plongée dans l’univers des grapheurs qu’effectue Hélier Cisterne dans Vandal (avec son héros qui signe « Snark » parce que sa copine lit Lewis Carroll), le sous-monde des arnaqueurs de La Braconne (Samuel Rondière), rencontre entre un vieux lascar et un loubard analphabète, apportent des goulées salutaires. L’ennui, c’est que ces titres peu vendeurs, réalisés par des cinéastes inconnus, risquent de ne pas sortir des placards avant belle lurette. Ils méritaient pourtant un coup de chapeau, ou de béret français. Ce qui est fait.
Lucien Logette
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