Pascal distingue le caractère universel de l’ennui, qui n’est donc pas seulement le fait du moine : « Ainsi l’homme est si malheureux, qu’il s’ennuierait même sans aucune cause d’ennui. » Qu’il soit solitaire ou non, le sujet qui s’ennuie est un être qui se voit s’ennuyer, et ce regard introspectif le renvoie à sa parfaite inanité. En témoigne le dogme austère des abbayes, qui punissait le péché de tristesse et d’indifférence, décrétait que l’amour de Dieu n’autorisait aucune vacance de l’esprit et que le temps imparti à la prière servait à combler les repos hasardeux dans lesquels la pensée parfois s’abandonne et se corrompt. À partir de là se cristallisent les frustrations les plus morbides, les inquiétudes irrationnelles nées de la certitude de n’être rien, les obsessions dissociatives qui éloignent celui qui s’ennuie de son environnement, l’isolent, l’amoindrissent pour finalement le précipiter dans la folie, dans le crime, sinon le suicide. Or, en quoi consiste l’absurdité de la condition de l’homme depuis Schopenhauer ? Tuer l'ennui pour ne pas se tuer soi-même, pour mieux combattre notre désaffection de la vie, l’homme étant résigné à devoir s’avilir dans le divertissement, et ainsi à échapper à l’horreur aliénante de l’inaction.
Une araignée silencieuse
Cioran, quant à lui, insiste sur « le passage pur du temps, le temps nu, réduit à une essence d’écoulement, sans la discontinuité des instants ». Or c’est précisément dans l’absence de temporalité subjective que s’opère la suspension consciente et douloureuse du désir d’agir, prodrome de l’apathie et des troubles du vouloir. Une telle constatation explique que la littérature devait naturellement s’emparer de l’ennui dès le XIXe siècle, de la même manière qu’elle avait promu la mélancolie et le désespoir au rang des grandes questions de l’époque. Il faut ajouter que la modernité relative du thème de l’ennui ne doit pas faire oublier que Sénèque déjà, dans son traité De la tranquillité de l’âme, dressait une étiologie du mal si pertinente et lucide que sa postérité légitime, jusqu’à Fernando Pessoa, n’aura fait que la reformuler ou l’amender à sa guise.
Que signifie au juste le terme « ennui » ? Il est polysémique : lassitude psychique, sensation de vide, monotonie, désintérêt, découragement profond et dégoût, mélancolie vague et disposition à la tristesse. Ces différents sens ont leur gradation : on va d’un état transitoire et circonstancié à un ennui profond et intense, synonyme de mal de vivre, d’un symptôme dépressif ou hypocondriaque défini selon des paramètres psychiatriques. Par ailleurs, l’ennui est-il une sensation, une émotion, un affect, un sentiment, la pathologie d’un état ou d’une capacité relationnelle ? Les aspects physiologiques de l’ennui vont du bâillement à un trouble désagréable, de l’atonie à l’apathie, de la somnolence à la prostration, du douloureux à l’intolérable. Cette plurivocité du terme « ennui » affecte aussi son mode opératoire et les images qui y sont associées. L’ennui opère de manière subreptice et radicale : il « corrode » au point de transformer l’individu en une « sorte de débris informe, d’être mutilé » ou d’« araignée silencieuse », il fil[e] sa toile dans l’ombre à tous les coins d[u] cœur » (Flaubert) et refroidit la vie. S’infiltrant en nous à notre insu, ce vice le « plus immonde […] ferait volontiers de la terre un débris / Et dans un bâillement avalerait le monde » (Baudelaire).
L'ennui comme réappropriation de soi
Noir et silencieux, dévorant lentement ou rapidement à la façon d’un poison ou d’une arme mortelle – que l’on songe à l’expression « mourir d’ennui » –, inclinant à la tristesse, à la noirceur et au dégoût, l’ennui a une tendance exponentielle. Sans limite ni mesure, aucun remède n’arrête sa course inexorable. De là naît une figure tragique de l’ennui dont on peut dresser un tableau. Un ennui qui a une nature propre que Leopardi qualifie de sublime. « Première marque de la grandeur et de noblesse » de l’humanité, « apanage des gens d’esprit », cet ennui transcende la durée : présent lors du début du monde – Moravia fait de l’ennui de Dieu la cause de la création –, il est irrémédiable et « prend les proportions de l’immortalité » (Baudelaire). Comme le note Odette Barbero dans « L’ennui, un art de vivre ? », l’impossibilité d’annuler le face-à-face avec soi-même conduit à un autisme social. Or, pour Moravia, c’est bien le fait d’une absence de relations dans le monde qui caractérise l’ennui : il est principalement « le fait de l’incommunicabilité et de l’incapacité d’en sortir », avec les autres et les choses, et donc in fine avec soi-même. L’ennui serait donc la célébration d’un manque, qu’il soit contingent ou métaphysique, d’allure dépressive ou mélancolique, ce qui en fait un objet protéiforme que décrivent la littérature comme la théologie, la philosophie et la médecine. Ce manque induit une suspension du désir comme défense et protestation pour ne pas se laisser détruire. Or l’expérience de l’ennui, considérée d’un point de vue positif, peut être synonyme d’une réappropriation de soi, et surtout d’un voyage de l’esprit créateur d’images et d’idées éloignées des clichés. En donnant naissance à des échanges plus équilibrés entre les pays, elle peut ainsi lutter contre l’impératif de la consommation, la tyrannie de l’image, et contre une parole qui privilégie l’intime et une monstration de soi par rapport aux préoccupations publiques.
Du personnage du petit maître au XVIIIe siècle – dont la vanité et l’ennui sont semblables à ceux des femmes coquettes du grand monde – au personnage greenien confronté aux ravages de l’ennui – qui l’a privé de toute volonté, le contraignant à l’impuissance et à la passivité –, en passant par la femme en proie à l’ennui (Germaine de Staël et George Sand), les différents articles de ce dossier permettent au lecteur de voyager à travers les œuvres, les époques et les lieux de l’ennui, comme en témoigne l’étude consacrée au récit Le Désert des déserts de Wilfred Thesiger, qui frappe par le paradoxe entre la passion de l’explorateur pour le désert d’Arabie et l’ennui qui surgit dans certaines circonstances. En outre, des questions essentielles sont posées : l’ennui conduit-il à la barbarie ? L’ennui existentiel peut-il être considéré comme expérience limite de la perte, de l’absence et du vide ? Situé entre deux figures opposées et extrêmes de la pensée (celle du néant et celle du tout), l’ennui questionne notre rapport à la modernité – comme ce fut déjà le cas chez Baudelaire en son temps.
Franck Colotte
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