Si l’on devait trouver un dénominateur commun à ces textes, il pourrait résider dans le souci de l’auteur de faire justice d’un certain nombre d’interprétations à première vue séduisantes et finalement abusives ou réductrices.
Un des thèmes qu’aborde Peter Kivy est celui de l’authenticité. Depuis quatre ou cinq décennies s’est développée la volonté de faire entendre les œuvres du passé dans les conditions où les découvrirent leurs premiers auditeurs. De là, en particulier, l’usage d’« instruments d’époque » pour exécuter la musique ancienne. Selon Kivy, cette approche historiciste a quelque chose de chimérique : pouvons-nous réellement entendre les œuvres du passé avec les oreilles du passé ? On peut imaginer que le son de jadis soit restitué, mais pas la sensibilité des auditeurs. Et si c’était possible, serait-ce encore souhaitable ? Souvent, la surprise des premiers auditeurs leur a fermé la compréhension des œuvres.
Peter Kivy remarque que le mouvement de l’authenticité a moins affecté l’opéra que la musique instrumentale. L’opéra n’appartient pas essentiellement au drame mais à la musique ; ce n’est pas pour des raisons d’authenticité mais parce qu’elle fait partie du texte musical d’un opéra que la langue d’origine y est primordiale. D’autre part, si l’on exécute, par exemple, l’Orfeo de Monteverdi sur des instruments anciens, ce n’est pas par souci d’authenticité mais parce qu’ils n’ont pas d’équivalent moderne. Et si les costumes contemporains sont beaucoup moins fréquents à l’opéra qu’au théâtre, c’est que, l’opéra n’ayant pas à proprement parler de message à délivrer, il n’y a pas lieu de mettre en relief par ce moyen son éventuelle « actualité ».
À la question de savoir comment on peut faire l’expérience de propriétés extra-musicales dans la musique, le philosophe Christopher Peacocke répond : par la métaphore. Mais le problème, selon Kivy, est que nous pouvons, sur le mode métaphorique, entendre un passage de multiples façons : « musicalement parlant, esse est percipi ». Chacun, à sa fantaisie, entendra ce qu’il veut. Ainsi, le Cinquième Brandebourgeois de Bach a pu être décrit (par Susan McClary (1)) comme le lieu de l’émancipation du clavecin, désormais soliste et non plus serviteur des autres instruments. Or, cette interprétation – dont la séduction est indéniable – est totalement démentie par l’histoire de la musique. L’intention du compositeur sera un critère plus digne de foi que la rêverie de tel ou tel auditeur.
La musique « absolue » (c’est-à-dire détachée de toute référence à un texte ou à un programme quelconque) n’a pas de signification au sens strict, autrement dit pas de contenu propositionnel. Nombreux ceux qui, le regrettant d’une certaine manière, cherchent à élargir la notion de « signification » de telle sorte que la musique n’en soit pas complètement dépourvue. D’où l’étrange extension, dénoncée par Kivy, en vertu de laquelle il y aurait signification dès que la perception d’un objet apporte à l’esprit autre chose que l’objet lui-même. Une extension telle que le concept initial peut alors recouvrir n’importe quoi.
Un chapitre est consacré au musicologue Leonard B. Meyer. Le « premier » Meyer, auteur de l’ouvrage classique Émotion et signification en musique (1956) (2), envisage le langage musical en termes d’attentes – frustrées ou satisfaites. Le « second » Meyer (Style and Music, 1989) considère le lien entre la syntaxe musicale et la civilisation où elle évolue. Meyer prend l’exemple du passage du style classique au romantisme qui traduit, selon lui, la répudiation d’un ordre social fondé sur des distinctions arbitraires. Pour Kivy – qui n’en admire pas moins Meyer –, de telles analogies sont forcées, le danger de ce genre de rapprochements étant qu’en général on y présuppose ce qu’on prétend mettre au jour. Les changements stylistiques se comprennent de manière interne, par la logique du système syntaxique lui-même. Et l’explication idéologique ne doit intervenir que si les autres ont échoué.
La musique a une fonction de représentation, notamment lorsqu’au sein d’une œuvre est citée une autre pièce musicale. Parmi les objections élevées contre cette idée, retenons celle du philosophe anglais Roger Scruton : les sons, dans ce cas, ne sont pas représentés mais reproduits, car on ne peut alors dissocier le médium de la représentation et l’objet de celle-ci. Pour contrer cet argument, Kivy a recours à la Marche funèbre de Saul, l’oratorio de Haendel. Ce morceau insolite, écrit dans une tonalité majeure, faisant appel à une instrumentation et à une opposition de registres inhabituelles, a manifestement une fonction archaïsante : le compositeur veut représenter une marche funèbre d’un autre temps. L’objet se différencie bien du médium. Second exemple, ce moment du Don Giovanni de Mozart où le héros attend le Commandeur. Un ensemble d’instruments à vent joue des extraits d’opéras de l’époque. Ici, et à l’inverse de ce qui se passe dans Saul, la représentation est intégrée dans l’opéra, on ne peut l’en extraire.
Kivy offre une interprétation « philosophique » de ce contraste. L’époque baroque est sous l’influence de la théorie cartésienne des émotions (telle qu’elle s’exprime dans Les Passions de l’âme, 1649), où celles-ci se distinguent nettement les unes des autres (et peuvent faire l’objet d’un inventaire). Alors que, plus tard, à l’époque classique, l’associationnisme supplantant la conception cartésienne, l’idée qui domine est celle de fréquents changements émotionnels, sans discontinuité entre les affects. C’est ce que révèlent, à leur façon, les ensembles et, en particulier, les finales des opéras de Mozart.
« Le génie, comme la conscience, a résisté à nos efforts de domestication. » Kivy n’apprécie guère les attaques dont l’idée romantique de « génie » a pu être la cible. Il tient au caractère de mystère qui l’accompagne, et redoute les entreprises « postmodernes » de déconstruction politique dont Beethoven et Josquin des Prés, entre autres, ont été l’objet. Il craint que Mozart lui-même, symbole de ce que le génie peut avoir d’inexplicable, subisse le même sort. Personne n’est à l’abri, « les barbares sont à nos portes », dit-il.
Peter Kivy témoigne sans cesse, dans l’examen et l’éventuelle réfutation des arguments en présence, de ce soin méticuleux qui caractérise la méthode dite « analytique ». Comment se fait-il qu’un tel auteur (3) n’ait jamais été traduit en français ?
- Qui s’est également distinguée en rapportant le plan tonal de la forme sonate au principe de l’oppression masculine.
- Cf. QL n° 1 037, p. 35.
- Il a publié de nombreux ouvrages, dont, pour ne citer que l’un d’entre eux, une lumineuse Introduction to a Philosophy of Music (Oxford, 2002).
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