L’auteur distingue trois courants essentiels : le culte de la nature, l’évangile de l’éco-efficacité et l’écologisme des pauvres. « Ces courants sont les bras d’un seul fleuve, les branches d’un grand arbre ou les variétés d’une même céréale », écrit-il. Mais ils se distinguent par le rapport particulier qu’ils entretiennent avec les différentes sciences de l’environnement, ainsi que par leur relation avec le féminisme, le pouvoir de l’État ou la religion et, plus généralement, l’ensemble des mouvements sociaux.
Quelles sont les origines de l’économie écologique ? Comment assigner une valeur aux externalités environnementales négatives ? Avec quels concepts analyser l’équilibre mouvant entre populations et ressources, la capacité de charge (1) de l’espèce humaine ? Si la croissance économique a contribué à apaiser les conflits sociaux dans les pays riches, elle les a par contre attisés dans les pays pauvres. D’où la question essentielle : les conflits écologico-distributifs seront-ils atténués ou exacerbés par la croissance économique ? L’économie écologique offre un cadre théorique permettant de trouver une réponse à cette question. Elle diverge en particulier de l’économie orthodoxe en ce qu’elle se concentre sur « l’incompatibilité entre croissance économique et maintien des ressources et des services écologiques à long terme ». Fondée sur le pluralisme écologique, elle évite, en principe, tout réductionnisme. Comme « orchestration des sciences », elle tient compte des contradictions entre disciplines et de l’évolution différenciée des relations entre les groupes d’êtres humains et leurs environnements. À cette fin, les économistes écologistes préfèrent recourir à des indices physiques pour apprécier l’impact des activités humaines sur l’environnement, en particulier à la comptabilité énergétique et à l’étude des flux matériels, ainsi qu’à des concepts issus de l’écologie comme la capacité de charge.
La confrontation entre économie et écologie ne peut se résoudre par des vœux pieux tels que « l’internalisation des externalités dans le système des prix, le développement durable, la modernisation écologique et l’éco-efficacité », affirme Martinez-Alier. En effet, l’étude du métabolisme de la société démontre que non seulement l’économie n’est pas en voie de dématérialisation mais qu’à l’inverse l’environnement est sous la menace croissante de l’augmentation de la population et de la surconsommation. C’est précisément l’écologie populaire qui a mis en évidence la gravité des dommages écologiques en cours. Par-delà ces questions théoriques, les chapitres 5 et 6, qui constituent le cœur empirique de l’ouvrage, livrent de riches matériaux pour la connaissance de l’écologisme des pauvres. S’il n’affirme pas que tous les pauvres sont écologistes, l’auteur soutient en revanche que l’écologisme populaire – ou mouvement pour la justice environnementale – a sa source dans les conflits provoqués par la croissance économique et les inégalités sociales qu’elle engendre ou aggrave.
Le cas de l’aquaculture crevettière est longuement exposé. Selon ses promoteurs, cette dernière, soutenue par la Banque mondiale, est une « révolution bleue » productrice « d’or rose ». Dans les faits, la mangrove et certaines zones agricoles ont été détruites en Inde et au Bangladesh. L’opposition à l’exploitation industrielle de la crevette « est le fait de personnes pauvres qui vivaient de la mangrove de manière soutenable ». Les opposants sont des hommes et des femmes qui ont parfois détruit les bassins d’élevage industriels dans l’espoir de reconstituer la mangrove en semant du manglier rouge (rhisophora). En Équateur, une femme a lancé cet appel poignant : « Nous défendons aujourd’hui quelque chose qui nous appartient, notre écosystème, non pas parce que nous sommes écologistes de métier, mais parce que nous en avons besoin pour continuer à vivre, parce que si la mangrove disparaît, un peuple disparaît ». Ce combat est devenu international (Asie du Sud et du Sud-Est, Afrique orientale, Amérique centrale). Il est évident que la défense de la mangrove contre l’industrie crevettière n’est pas une manifestation du culte de la nature sauvage, mais un exemple paradigmatique de l’écologisme des pauvres, « où les femmes tiennent souvent les premiers rôles ».
Plus généralement, l’exploitation de l’or, l’extraction du pétrole ou la déforestation sont avant tout d’immenses fléaux pour les pauvres. Ainsi, le mouvement Chipko en Inde ou celui qui est associé au nom de Chico Mendes en Amazonie, assassiné comme des centaines de syndicalistes, témoignent de la violence des grands propriétaires à l’encontre de qui s’oppose à l’exploitation sauvage de la forêt tropicale ou à la mise en eau de grands barrages. Comme c’est le cas dans certains États indiens. Autre cas, celui de la biopiraterie, où les grandes multinationales de la pharmacie violent délibérément le droit des paysans et des peuples indigènes. Comme en témoigne le Pratec (Projet andin de technologies paysannes) au Pérou, c’est la biodiversité agricole in situ et la sécurité alimentaire locale qui pourraient être sauvées « dans le cadre d’un mouvement qui accorderait davantage de valeur à la préservation de la diversité culturelle ». La minoration de la fausse logique de l’évaluation monétaire « ouvre un immense espace aux mouvements écologistes », ce à quoi contribuent puissamment les combats de l’écologisme des pauvres. Enfin, avec le développement de villes de déraison et de leurs périphéries misérables, les luttes populaires urbaines sont une autre composante essentielle de l’écologie populaire, d’une portée et d’un contenu bien différents au Nord et au Sud.
Autre problème, celui des rapports des mouvements environnementaux à l’État. Les mouvements relevant de l’écologisme des pauvres s’appuient rarement sur le pouvoir judiciaire de l’État ; il n’y a que dans le Sud que, de leur propre initiative, les masses ont participé aux conflits écologiques, sans savoir au début « comment mobiliser les ressources du mouvement écologique contre l’État et les entreprises ». Mobiliser en particulier les femmes, car nous avons besoin des valeurs éco-féministes « plutôt que de revenir aux traditions qui pratiquent la discrimination envers les femmes. Difficile de ne pas être d’accord ». La notion de dette écologique a d’ailleurs été proposée pour la première fois par une « verte » allemande qui considérait que « les femmes sont les créancières de la dette écologique qui découle du travail non rémunéré ».
À l’échelle internationale, Martinez-Alier met en évidence deux modes de conflits écologico-distributifs à l’origine de la dette écologique : les exportations de matières premières en provenance des pays pauvres et l’utilisation disproportionnée faite par les pays riches des services écologiques. L’auteur revient ici sur des questions aussi essentielles que l’imputation de la dette carbone, la cécité sélective concernant la conditionnalité écologique ; malheureusement, au sein même du camp écologiste, « le Sud a autorisé le Nord à occuper une position morale supérieure » et nos pays, dont le mode de vie ne peut être imité dans le reste du monde, se sont érigés en donneurs de leçons universels. Alors que, précisément, ce sont ces mouvements de la justice environnementale et de l’écologisme des pauvres, si vigoureux dans le Sud, « qui sont les meilleurs alliés du mouvement favorable à la décroissance économique socialement soutenable dans le Nord. Et inversement » ! Telle est la conclusion, à méditer longuement, de ce maître livre.
- Taille maximale de la population d’un organisme que peut supporter un milieu déterminé.
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