Les romanciers sont-ils des va-t-en-guerre ? De grandes carrières littéraires ont été construites à partir de récits qui racontaient des batailles, ou prenaient comme point de départ les séquelles de celles-ci, à commencer par Homère et Virgile et en passant par Stendhal et Hemingway. Ce qui n’a pas empêché d’autres auteurs de choisir des ennemis plus près de chez eux. Les conflits domestiques, même s’ils sont parfois moins sanglants, se révèlent souvent plus âpres, menés par des adversaires peu disposés à faire la paix.
La vie en couple n’est-elle pas une forme de guerre froide ? Le cadre a beau manquer d’exotisme – le modeste pavillon de banlieue n’a pas le piment de la chambre d’hôtel à Berlin, à Vienne ou à Beyrouth –, les enjeux sont similaires : imposer son idéologie à l’autre sans recourir aux armes nucléaires. Ou même à celles qu’on qualifie de « conventionnelles ».
Y a-t-il une arme plus conventionnelle que celle du Verbe ? Clausewitz appelait la guerre « la continuation de la politique par d’autres moyens ». N’en va-t-il pas de même pour l’amour ? La physiologie humaine le laisse penser : le coït est une variation sur le thème de l’épée qui s’enfonce. C’est dire que le verbe et le sexe ont une seule et même vocation : faire de la politique, investir le territoire de l’autre, conquérir. Parler ou forniquer, ça revient au même, parce que les paroles aussi sont tranchantes. Sauf que, à la différence de l’épée, elles ne peuvent être retirées une fois qu’on s’en est servi.
Jonathan Coe et Ian McEwan sont des écrivains britanniques à la plume affûtée. Comme n’importe quels guerriers en repos, ils semblent regretter l’époque révolue de l’héroïsme. Ce qui explique qu’ils ont choisi tous deux la guerre froide comme cadre de leurs nouvelles fictions. Celle de Coe se passe à Bruxelles, l’une de ces villes typiquement européennes qui se trouvent à la frontière de deux cultures et sont ainsi propices aux cabales et aux intrigues de l’espionnage.
Hélas, vu ce qu’on sait maintenant du destin de l’empire soviétique, est-il possible de regarder ce conflit sous un autre angle que celui de l’ironie ? Comme l’a dit Kafka, ceux qu’on a condamnés sont toujours plus séduisants. À l’époque d’un capitalisme effréné et triomphant, n’est-il pas touchant d’ouvrir un livre et de voir les agents de Serov ou d’Andropov à l’œuvre, luttant contre l’Ouest avec des moyens limités, faisant un travail méticuleux qui sera complètement démantelé par l’Histoire ? N’a-t-on pas envie de marcher dans les pas d’un Burgess ou d’un Philby, de s’envoler à Moscou, celui de Khrouchtchev, et de chanter, à l’instar des Beatles, « Back in the USSR » ?
C’est le sentiment que donne la lecture d’Expo 58, roman construit autour de la Foire internationale de Bruxelles de 1958. À l’exemple de John Milton qui, dans Le Paradis perdu, s’est fait l’avocat du diable en attribuant au personnage de Satan les traits les plus saillants, Coe ne donne pas la vedette à son héros, Thomas Foley, bureaucrate trentenaire qui travaille pour le Bureau central de l’information et qui a été muté à Bruxelles le temps de l’Exposition afin de gérer le pub anglais qui sera la pièce maîtresse du pavillon britannique. Le rôle vedette, l’auteur le réserve à un charmant espion soviétique, Andrey Chersky, bon vivant doué d’un savoir-vivre qui, comparé à celui des Anglais, fait paraître ceux-ci plus ternes encore qu’ils l’étaient déjà.
Parce que, sous la plume de Jonathan Coe, l’Angleterre des années 1950 – une partie de l’intrigue se situe à Londres et à Tooting, domicile du héros en banlieue londonienne – ressemble à une sorte d’Union soviétique de la mer du Nord. Tout est décalé, primitif, préindustriel et refoulé. Comme si, afin de vaincre l’adversaire, chaque côté du rideau de fer s’était mis au régime spartiate. La prose ironique de Jonathan Coe souligne l’aspect suranné de l’époque, ce qui nous fait penser à la série Mad Men.
Par exemple, lorsque Thomas Foley explique que son père est mort d’un cancer du poumon après avoir beaucoup fumé, ses employeurs sont étonnés d’apprendre l’existence d’un lien entre le tabac et cette maladie. Même innocence d’un autre temps à l’égard de la famille et de la religion : avant chaque repas, tout le monde à table ferme les yeux pendant que Sylvia, la femme de Thomas, fait une prière. Elle appelle sa belle-mère « Madame Foley ». Lors d’une discussion dans le Mario’s Coffee Bar, des collègues de Foley sont gênés quand la serveuse glisse des pièces dans le juke-box et qu’une musique bruyante en sort. « Quelle cacophonie ! », s’exclame l’un d’entre eux tandis qu’un autre lui répond : « Ils appellent ça du rock and roll, je crois ». L’année 1958 constitue apparemment la fin du régime ancien, le temps de l’insouciance avant la révolution, qu’incarne l’Atomium, sculpture centrale de l’Exposition, symbole de l’avenir, celui de la science et de la technologie.
Dans Opération Sweet Tooth, une autre révolution, sexuelle celle-là, est au premier plan. Ian McEwan y établit une mise en abyme à partir d’une histoire d’espionnage aussi loufoque que celle d’Expo 58. MI5, le service de renseignement britannique responsable de la sécurité intérieure, a décidé de mettre la littérature au service de la propagande. Pour ce faire, il cherche des romanciers susceptibles de soutenir la lutte anticommuniste. Les écrivains concernés recevront une bourse et des soutiens discrets, dans l’espoir qu’ils se serviront de leur notoriété comme d’une tribune pour attaquer les pacifistes et défendre la cause de la démocratie.
L’héroïne d’Opération Sweet Tooth s’appelle Serena Frome, c’est-à-dire la foi sereine – « fromm » en allemand veut dire « pieux ». L’intrigue se déroule en 1972, juste avant le séisme provoqué par la crise du pétrole. Serena est censée surveiller un certain Tom Haley, jeune romancier inconnu, lui donner de l’argent et l’aider à s’épanouir. Elle le fait un peu trop bien. Est-ce un péché ? Comme dans Expo 58, ces jeunes espions fougueux n’arrivent pas à faire le départ entre leurs devoirs patriotiques et leurs élans érotiques. Le spectre de l’ennemi russe, si évanescent qu’il soit, excite les esprits romantiques.
N’est-ce pas inévitable ? Dans le roman d’Ian McEwan comme dans celui de Jonathan Coe, le sexe devient l’une des armes les plus redoutables. Presque autant que la plume. Chez Serena, les deux sont indissociables : « Je m’appelle Serena Frome (prononcer “Frume”, comme dans “plume”) », tandis que dans Expo 58 la guerre de l’écriture prend une tournure moins sexuelle et plus amicale. Andrey Chersky, journaliste et rédacteur en chef du magazine Spoutnik – on y trouve des articles passionnants sur les avancées de l’industrie minière –, admire le savoir-faire occidental en matière de propagande. Il demande à Foley de lui prêter sa plume, afin que lui soient inculquées des méthodes capitalistes : « C’est d’ailleurs bien pourquoi nous voici à Bruxelles. Nous sommes venus nous vendre au reste du monde. »
Des communistes vendeurs ? Pourquoi pas ? Cinquante ans plus tard, rien n’a changé : les hommes politiques continuent à envahir la capitale belge dans la même intention. Mais dans l’univers capitaliste et uniforme d’aujourd’hui, cette braderie intra-européenne manque de poésie. Elle fait un peu triste… soviétriste en quelque sorte !
Steven Sampson
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