Nous connaissions La Vie mode d’emploi, de Georges Perec, Du bon usage des maladies, de Blaise Pascal. Voici La Vie à l’usage, de Manuel Daull. Cet usage sans complément nous annonce qu’il ne s’agit pas d’un manuel ou d’un livre de sagesse, simplement de considérations sur la vie quand on l’a suffisamment pratiquée pour pouvoir en parler.
C’est un je fragilisé (instable ?) qui ouvre le texte. Ce pronom, isolé, seul en ligne, génère des déterminants indéfinis, « quelques mots, / quelques phrases », une tentative de poème hybride, prose en vers dirait-on parfois. Or ces « bribes de mots / comme en grappes » sont une longue lettre dont la destinataire est une écrivaine vue plusieurs fois à la télévision, dont un ami a lu au narrateur quelques passages du livre. Ce qui provoque ce retour sur « le territoire de l’écriture ».
Attablé dans un café, le narrateur attend « la femme » entrée à l’hôpital de Lyon, pour des examens périodiques angoissants. Il dit « la femme », comme « la voiture », « la chienne », car, Proudhon nous l’a appris : « La propriété, c’est le vol ! »
Pour quitter l’intolérable « territoire de la pensée », il écrit cette lettre avec le projet de décrire l’hôpital de l’extérieur, ce qui permettrait sans doute d’éviter de penser à ce qui se passe à l’intérieur. Il attend, pense à Vladimir attendant Godot, à la jeune épouse de Barbe-Bleue attendant ses frères.
Perdu comme un enfant devant les faits du quotidien, le narrateur décrit de menus riens accumulés : achat d’une voiture confortable, accueil d’un ami protecteur, présence de la chienne, chaude, rassurante...
Le je craint l’oubli. Il craint de ne pas reconnaître l’ami à leur prochaine rencontre, la femme à sa sortie de l’hôpital. Tant de femmes en sortent, tant d’hommes dans les rues, avec des destins si semblables…
Écrire, c’est « venir muet », quitter le « territoire de la parole » pour celui de l’écriture, ici libre. Le « territoire de l’attente » lui-même est souvent perdu de vue, celui de la vie aussi. Et le projet de description de l’hôpital est raté, oublié.
La destinataire de la lettre ne serait-elle pas Christine Angot ? Dans son monologue théâtral L’Usage de la vie (Mille et une nuits, 1999), la romancière met en scène elle aussi un je qui se débat avec lui-même et qui affirme : « On rate sa vie, pour essayer de la rattraper on écrit. Pour transformer sa vie. Et plus on écrit, plus on rate sa vie. Or rien ne peut remplacer la vie. Jamais. » Le je de Manuel Daull se sent menacé :
« tout dérape
dans ma vie en ce moment – je
veux dire plus que d’habitude »
Peu à peu, le poème oublie la lettre. Le narrateur, toujours « entre deux », peut cette fois utiliser le possessif quand il désigne l’attente (ce n’est pas un vol) :
« retrouver mon attente
ma compagne
la plus ancienne de mes amies
mon attente de la femme – je
suis patient
je suis fidèle
à cette attente d’elle
à elle fidèle, plus encore »
Le poème final appelle le corps de la femme pour s’y perdre en un autre « territoire de l’absence », loin de la parole et de l’écriture. L’appel à vivre le clôt.
Isabelle Lévesque
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