On y pénètre, on s’enfonce dans ses péripéties comme dans un roman noir, pas un instant l’attention du lecteur ou la tension du récit ne faiblissent, non seulement parce qu’il y a mort d’homme et qu’on est tenu en haleine, mais parce que l’auteur s’est lancé un défi : le narrateur n’est pas un « je », n’est pas non plus un « il » ou un « elle », ni même le « tu », plus rare, le narrateur est « Nous », dont peu à peu nous découvrons l’identité, celle d’un groupe, tantôt de quatre et tantôt une foule, dont le centre ou la tête ou le commandement se déplace en fonction des menaces, ou se démultiplie, ou simplement n’existe pas. Mais toujours en révolte et en opposition.
Ayant noté cela, on n’a encore rien dit d’un texte qui s’écoule ou qui s’égoutte mot à mot, continûment, sans paragraphes, à coup de phrases courtes et simples, comme sans respiration, si ce n’est celle des virgules et des points ; qui exprime une pensée en quête d’elle-même, hésite, se contredit, et fournit des formules décisives : « Nous avons dû constater que dans ce monde-là chacun est seul tout en étant en nombreuse compagnie, situation impensable même une fois formulée tant elle se dérobe jusque dans son énoncé. » De cette « absurdité dérangeante » s’ensuit l’idée que « nous ne sommes pas ce que nous sommes » ; et un désir d’« élan refondateur ».
La machine est lancée, elle n’aura pas de pannes ni d’à-coups, elle poursuivra son avancée victorieuse jusqu’à l’échec final – celui d’un mouvement qui adopte l’apparence de prétendants à la révolution pour berner le pouvoir, dissimuler qu’ils sont des terroristes et que par désespoir ils n’ont pas d’autre but que de détruire, faute de mieux, quelques puissants, nuisibles au bien de tous : grands patrons de multinationales, représentants du patronat, banquiers, et hommes politiques au service des premiers. Et cela, même au prix de leur vie.
Un texte qui fait écho, tout en s’en démarquant, aux anarchistes du début du XXe et de la fin du XIXe siècle, et à bien d’autres révoltés plus récents. Ce qu’il décrit dans les détails, avec logique et minutie, c’est le basculement dans la violence lors du tout premier drame : un policier, pendant une manifestation, est enlevé par le groupe des Nous-quatre, séquestré, et pour finir, tué, sans véritable préméditation.
La tension narrative ne provient pas des faits et d’un « vont-ils tuer ? », « vont-ils être démasqués ? », mais d’un « comment chemine leur pensée, où les conduira-t-elle ? » : « Nous pensons que notre Nous devrait choisir l’union collective dans le désespoir mais comment faire du désespoir un lien combatif ? » L’action peut-elle prétendre se passer de l’illusion ? Là encore, c’est la langue qui répond et qui, nous semble-t-il, pense toute seule, la langue qui « ne sait pas dire à la fois oui et non », qui interdit de « doser l’illusion et la désillusion ».
Et de même que la langue pense toute seule, les situations fomentent les actes, et les mots rendent compte du torrent immobile qu’est le cours de chaque vie, ici la vie d’insurgés. « Nous vivions sans y penser la “cérémonie” et l’un de nous a chuchoté brusquement le mot “sacrifice” sans qu’aucun des présents le relève. » On peut penser à L’Acéphale, nom de la revue et de la société secrète que créa et anima Georges Bataille, et qui préféra, plutôt que de s’adonner à la lutte politique, se tourner du côté du sacré, du religieux, du mysticisme athée. Le Nous du Monologue n’est pas un partisan de la révolution, plutôt de son épuisement « pour en détruire toutes les illusions ».
Le premier meurtre, nous l’avons dit, n’est pas prémédité, il touche un sans-grade, un sans pouvoir, un anonyme : « Nous avons tué quelqu’un qui n’était personne. » « Nous en tuerons d’autres, dit l’un. » Il s’agira alors de personnalités dont les médias relateront l’assassinat dans le détail. Mais, là encore, le groupe n’abandonne pas un pessimisme qu’il veut lucide, « tant les médias ont l’air de fatiguer la révolte ».
Sont dénoncés : l’oppression de Gaza, « laboratoire où un peuple est minutieusement poussé au désespoir », le pouvoir du FMI, dont la disparition serait « une bénédiction pour les Grecs », les responsables de « l’occupation mentale » par le mercantilisme et la métamorphose du mal économique en un bien qu’on baptise « croissance ». Que reste-t-il à ceux qui ne supportent pas d’être des privilégiés ? À définir la valeur nouvelle du désespoir. Autrefois, la propagande violait les foules ; aujourd’hui, la médiatisation vide les têtes, estime l’auteur.
Malgré l’absence d’illusions, la voix du Nous, dans un dernier sursaut, accepte ce qui se dit dans le pronom qui la désigne, « une sorte d’espoir naturel : celui d’une solidarité non tributaire de ses propres échecs », dissociant, une fois de plus, deux termes qui s’autodétruisent ; et cette voix reconnaît au moins l’idée que, grâce à l’amitié, « plusieurs » redevient « un », mettant ainsi un terme à ses contradictions.
Le Monologue du nous s’inscrit dans un ensemble(1) dont chaque livre est habité par un pronom – une règle formelle que s’est donnée Bernard Noël il y a longtemps. Elle prit naissance avec Les Premiers Mots, en 1973 ; se précisa avec Le Syndrome de Gramsci, monologue n° 1 qui n’obéit pas encore à la règle des pronoms mais peut représenter le « on » ; ensuite vient La Maladie de la chair, le « vous », La Langue d’Anna, le « je », La Maladie du sens, le « il », La Maladie de l’espèce, le « elle », Les Têtes d’iljetu, inédit, mélange des pronoms à partir de portraits de Masson, le Monologue du tu, inédit également.
La règle des pronoms donne à l’écriture et au propos du Monologue du nous une modernité saisissante et intemporelle, malgré l’ancrage dans notre actualité, une force qu’on pourrait dire conjuratoire, une allure de brûlot poétique ou de texte mythique.
Les éditions P.O.L devraient publier ces neuf titres dans un prochain volume.
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