Depuis plus d’un siècle, le football a été un puissant instrument d’émancipation pour les ouvriers, les féministes, les jeunes des quartiers populaires et les contestataires du monde entier, opposant dès ses origines violence politique et justice populaire.
Ainsi, en Angleterre, les campagnes sont traversées aux XVIIe et XVIIIe siècles par une déferlante de festivités populaires et par le mouvement des enclosures, à l’origine d’un mouvement de concentration et de privatisation des terres agricoles (un quart des terres cultivables) au profit de la bourgeoisie rurale, la landed gentry ; une partie de ce folk football (« jeu de soule », en France) peut opposer, plusieurs jours durant, deux troupes rivales, fortes de plusieurs centaines d’hommes luttant pour déposer la balle sur le territoire adverse. Si ces rudes parties de ballon rond offraient la victoire à la communauté qui exploitait au mieux les potentialités de son territoire, elle constituait aussi une symbolique puissante au sein des communautés paysannes. Les foules rassemblées à l’occasion de ces parties pouvaient souvent être détournées à des fins insurrectionnelles : ainsi, par exemple, saccager des aménagements visant à transformer des communs en terres arables au profit des nouveaux maîtres de la terre.
Au XIXe siècle, les public schools britanniques sont agitées par de fréquentes insurrections d’élèves qui consacrent une partie de leur temps libre à diverses formes de folk football, inspirées des jeux de ballon populaires. L’avènement de la révolution industrielle oblige cependant les public schools à intégrer le football dans la reprise en main de la formation des futurs gentlemen destinés au contrôle de la révolution industrielle, avec notamment l’instauration du fair-play, nouvelle forme de sociabilité pour gentlemen.
Les capitaines de l'industrie cherchent à prendre en charge les loisirs des ouvriers en créant des équipes au service de leur propre entreprise (Liverpool, Arsenal, Manchester United…). En trente ans, à partir de sa codification en tant que sport moderne en 1863, le football devient une passion populaire, « une religion laïque du prolétariat britannique » selon les mots d’Eric Hobsbawm, avec son église, le club ; son lieu de culte, le stade ; et ses fidèles, les supporters. En 1883 et pour la première fois, la Coupe d’Angleterre est remportée par une équipe ouvrière, ce qui ne manque pas d’aiguiser les revendications de l’ensemble de la working class. Cependant, ce sont les principaux acteurs de la colonisation britannique qui s’approprient le football, érigé en symbole de l’english way of life, et qui portent la bonne parole footballistique dans la plupart des grandes villes du monde, en Amérique latine, en Afrique, en Turquie ainsi que sur le continent européen. Le football reste un bastion masculin ; mais en Grande-Bretagne, la Première Guerre mondiale, qui contraint à employer près d’un million de femmes dans l’industrie, favorise l’essor du football féminin et l’épopée temporaire des « munitionnettes ».
En France, le football naît d’emblée sous le signe de la lutte des classes : « Et quand viendra le Grand Soir, nous bombarderons l’ennemi à coups de ballons », peut-on lire dans Le Socialisme du 9 novembre 1912 ; tandis que l’Union des sociétés françaises de sport athlétique (USFSA), dirigée notamment par le baron Pierre de Coubertin, voit d’un très mauvais œil l’arrivée du football dans le sport hexagonal et impulse dès 1904 la création de la Fédération internationale de football association (FIFA). Dès 1908 est créée la Fédération sportive athlétique socialiste (FSAS), mise à mal par la scission de 1920 au congrès de Tours, avec, d’un côté, la communiste Fédération sportive du travail (FST) affiliée à l’Internationale rouge sportive, avec le mot d’ordre « Poing levé, balle au pied ! », et, de l’autre, celle fondée par les socialistes. Les deux s’unissent lors de la création du Front populaire, avec la volonté de créer une alliance antifasciste.
Plus globalement, le football n’échappe pas aux bouleversements politiques qui embrasent l’Europe, et les stades, dans les régimes totalitaires, deviendront un lieu où dire « non » aux dictatures (Italie, URSS, Allemagne, puis Espagne). Ainsi, la résistance footballistique allemande se développe de façon protéiforme dans le pays, dont l’Autrichien Matthias Sindelar et sa compagne juive Camilla Castagnola deviennent les symboles, avant d’être assassinés le 23 janvier 1939.
Après la Seconde Guerre mondiale, de nombreux footballeurs vont s’impliquer dans les luttes de libération nationale. Un cas emblématique est celui du Onze de l’indépendance algérienne. Chacun connaît la réflexion d’Albert Camus : « Vraiment, le peu de morale que je sais, je l’ai appris sur les terrains de football et les scènes de théâtre qui resteront mes vraies universités. » Mais, c’est le 14 avril 1958 que se produit une des plus belles échappées du football contemporain : ce jour-là, au petit matin, le jeune et brillant attaquant de l’AS Saint-Étienne Rachid Mekhloufi sort de l’hôpital la tête bandée et en pyjama, bientôt rejoint par deux autres Algériens de l’élite du foot français. Dès le 15 avril, L’Équipe titre sur la disparition de onze joueurs et, une semaine plus tard, Paris-Match publie un article affligeant titré « Vedettes du foot français, les voici fellaghas ». Dès cette date, à partir de Tunis, le FLN se réjouit de cette nouvelle situation en affichant sa détermination de créer une fédération algérienne de football. Le 28 mars 2007, Rachid Mekhloufi se souvient : « Peu de Français connaissaient ce qui se passait en Algérie. […] le peuple français a pris conscience lors de notre départ qu’il y avait une guerre d’Algérie, une guerre de libération. » Les accords d’Évian du 18 mars 1962 ouvrent la voie à l’indépendance de l’Algérie, et la FIFA reconnaît l’équipe nationale algérienne. La veille du retour dans l’Hexagone de plusieurs joueurs algériens, en 1963, Ferhat Abbas leur confie : « Vous avez fait avancer la révolution de dix ans. » Rappelons qu’au début de notre siècle, en Égypte, les premiers slogans anti-Moubarak sont entendus dans les stades et qu’en 2011 les supporters dits « ultras » vont devenir le bras armé du mouvement révolutionnaire égyptien, place Tahrir ; on retrouve le même phénomène en Turquie, lors du mouvement de la place Taksim, en 2013.
C’est au Brésil, après l’instauration de la dictature militaire le 31 mars 1964, que va émerger l’expérience autogestionnaire du ballon rond la plus puissante de l’histoire du football mondial : la « démocratie corinthiane », glorifiée par Gilberto Gil, Caetano Veloso ou encore Chico Buarque, artistes eux-mêmes contraints à l’époque de s’exiler en Europe. Encouragés par un jeune sociologue, nouveau dirigeant du club, trois joueurs s’engagent dans une aventure politique inouïe : le milieu offensif Socrates, aussi étudiant en médecine ; le latéral gauche Wladimir, animateur du syndicat des joueurs de São Paulo et se définissant comme « ouvrier du football » ; et le jeune attaquant de 19 ans Casagrande, fan de rock brésilien. Tous (joueurs, kinés, stadiers) perçoivent le même salaire ; et le 14 décembre 1983, le soir de la finale pauliste qui les oppose au club huppé du FC São Paulo, ils se présentent sur le stade, devant 80 000 spectateurs et les caméras de télévision, en déployant à 21 heures une banderole : « Gagner ou perdre, mais toujours en démocratie ». Le 16 avril, un million et demi de Brésiliens défilent avec, à leur tête, les héros du SC Corinthians pour demander des élections présidentielles directes ; les députés en acceptent le principe, mais au suffrage indirect et, en mai 1985, l’opposant Tancredo Neves est élu à la présidence du pays. Quant à Socrates, il part pour l’Italie, en promettant de revenir pour continuer la lutte pour la démocratie politique et la justice sociale. Lors de sa première conférence de presse italienne devant des journalistes sportifs médusés, il n’évoque que la situation politique au Brésil et les écrits d’Antonio Gramsci. « Pour tous ceux qui se sont battus dès 1964, qui sont morts, ont disparu, ont été torturés, emprisonnés, exilés, la démocratie corinthiane a tiré le penalty », résume plus tard Casagrande.
Les années 1960-1970 sont marquées, en Europe, par les grands mouvements de joueurs ; avant cette époque, même si ces derniers avaient des contrats, ils restaient précaires. Ainsi, l’illustre Raymond Kopa crée un énorme scandale en 1961, en dénonçant son contrat avec le Real Madrid. La même année est créé le premier syndicat français de footballeurs, l’UNFP, fondé par Just Fontaine et Eugène N’Jo Léa. En 1995, Jean-Marc Bosman, obscur joueur du RFC Liège et qui voulait rejoindre l’US Dunkerque, revendique pour les joueurs le droit de libre circulation intra-européenne. La Cour de justice européenne lui accorde ce droit, connu depuis comme l’arrêt Bosman ; désormais, cette jurisprudence a totalement modifié les règles du transfert lors du fameux mercato, au profit du foot-business. Et la plupart des joueurs des grands clubs sont totalement déconnectés des territoires où ils restent implantés. Ce qui n’empêche en rien l’attachement des supporters à leur club et ce qui a peut-être favorisé l’émergence des mouvements « ultras » – hooligans en Grande-Bretagne, tifosi en Italie –, parfois violents ; et ce dans le contexte de la victoire de l’ultralibéralisme de Margaret Thatcher au Royaume-Uni ou de Silvio Berlusconi en Italie, tout à la fois magnat du foot-business et de la télévision. Et contre lesquels s’insurgent les plus fervents supporters, souvent adolescent(e)s et eux-mêmes joueurs et joueuses amateurs de clubs de banlieue, dans le monde entier.
Les grandes compétitions commerciales et leurs sponsors tentent de nous convaincre d’une supposée continuité naturelle entre le foot de la rue et l’industrie mondialisée du football. Ils ne peuvent cependant comprendre « qu’ils ne pourront jamais s’accaparer l’une des valeurs essentielles du football : la joie pure de jouer collectivement au ballon ». Ainsi se conclut cet ouvrage magistral de Mickaël Correia.
Jean-Paul Deléage
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