Norbert Czarny : Le titre du livre donne le sentiment qu’on entre dans une intimité, une intimité presque révolue. Vous décrivez des lieux désuets, hors du temps.
Benny Ziffer : Ce qui m’intéresse, ce sont les traces du passé. Quand je suis au Caire, je retrouve cet esprit disparu, celui des Juifs qui vivaient là, dans l’âme des vivants d’aujourd’hui. L’aspiration à une culture supérieure, incarnée alors par la France, n’est plus aussi présente, mais on la sent encore, ne serait-ce que dans des « reliques ». La librairie française existe toujours et des objets épars continuent de raconter cette histoire ancienne. Les habitants du Caire manifestent un certain respect pour ce passé dont ils ignorent les détails. J’ai retrouvé ce sentiment dans Istanbul d’Orhan Pamuk, quand il raconte que les Stambouliotes vivent dans les ruines (celles de la splendeur ottomane ou des années glorieuses), qu’ils les traversent sans s’en apercevoir : c’est leur quotidien.
N. C. : Moins que vous ne les découvrez, vous vivez des retrouvailles. Qu’est-ce qui alimente ces voyages ?
B. Z. : J’établis un lien très fort entre voyager et écrire. J’ai la volonté de « bien écrire », c’est-à-dire d’écrire sans effort, écrire en passant. Voyager, c’est trouver le prétexte pour le faire. Quand je voyage, je trouve l’étincelle qui allume le feu : elle est dans les coins, chez les petites gens, à l’écart de la grande Histoire qui parfois semble se faire à proximité, comme pendant la révolution de la place Tahrir. Un vieil homme alors se plaint de la révolution nassérienne… de 1952 ! Rien ne change, rien ne changera, au fond. J’aime retrouver cette perspective que l’actualité « chaude » nous enlève.
N. C. : Vous dites que c’est au lecteur de tisser les liens dans ces carnets de voyage. Mais, pour qui n’a pas lu ce livre, quels fils voyez-vous ?
B. Z. : D’abord, le fil géographique : on suit le parcours du Caire à Paris, la référence pour les Levantins, du Sud vers le Nord. Ensuite on progresse pas à pas, en partant du lieu dans lequel je me sens le plus désespéré, Le Caire, pour arriver à un endroit chargé d’optimisme, Paris. Je crains de ne plus jamais voir l’Égypte (je n’ai plus de visa pour y aller) mais, en France, Saliou, le jeune réfugié africain que j’évoque dans le dernier chapitre, est en mastère d’économie.
N. C. : Vous donnez une surprenante définition de la littérature de voyage : « elle contemple le monde à travers une vitre. Son plaisir est de regarder pour apercevoir dans la vitre le reflet de soi-même ». Et vous ajoutez, ce qui peut étonner : « Elle a quelque chose d’insensible, voire de sadique ».
B. Z. : Dans un bon récit de voyage, il y a dès l’origine une part d’insensibilité. Je voyage pour écrire, de façon égoïste. Je vois certaines choses, et pas d’autres que peut me signaler un ami photographe. Le voyageur reste un étranger, son regard est froid et forcément superficiel. D’où la vitre.
N. C. : On est frappé par les nombreux « personnages », tous singuliers, qui traversent ce livre. Et j’aurais envie de vous demander, puisque vous évoquez le reflet, dans quelle mesure ils sont des reflets de vous-même. Cela semble manifeste dans le cas de Monsieur Kokozian.
B. Z. : Le fait que des contacts se fassent tient à des correspondances. La rencontre est d’ordre quasiment mystique. Pour reprendre les catégories de Martin Buber, on sent face au « moi » le « toi », pas le « lui ». Chez la plupart de ces êtres, je cherche la marginalité. J’ai beaucoup écrit sur les gays d’Israël, ce qui dérangeait mon père, à qui je m’adresse dans le premier chapitre en une sorte de prière, et la marginalité des personnes que je rencontre fait écho à la mienne, me permet de me redéfinir comme marginal.
N. C. : La littérature française et le rébétiko sont parmi les composants de ce récit. Vous évoquez Flaubert, Chevillard, vous trouvez un exemplaire du Lys dans la vallée annoté par une professeure cairote… Quel lien voyez-vous avec cette sphère levantine ?
B. Z. : Le lien entre littérature ou culture française et rébétiko est pour moi évident. La première incarne le raffinement, ce qu’il y a de plus élevé. Le rébétiko a été considéré comme bas, vulgaire, propre aux marginaux. Mon grand-père qui vivait à Istanbul, bien qu’ashkénaze, adorait le rébétiko. Mes parents le détestaient et j’ai voulu lui rendre son honneur. Au Caire, les livres français traînent dans la boue, sont dépareillés, un peu à la façon dont le rébétiko était délaissé. Je tiens à ces « choses » qui sont porteuses d’un esprit du temps, hors du temps, hors de tout contexte idéologique.
N. C. : Vous dites « exécrer » Le Caire. Et plus loin, quand vous concluez le voyage vers Tibériade et retrouvez Tel Aviv, vous éprouvez à peu près le même sentiment. Comment faites-vous pour voyager ainsi ?
B. Z. : Un voyage est un combat intérieur. On est constamment entre amour et détestation. Quand je suis incapable d’écrire, que le lieu ne me parle pas, il me devient haïssable. Je n’ai pas l’inspiration, c’est de sa faute. Et puis l’étincelle arrive : un objet, une personne, dans un coin…
Norbert Czarny
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)