Cette phrase termine un développement où Jankélévitch oppose à la musique à programme – dans laquelle le sens est anticipé – une musique qui suggère après coup sa signification propre : « le décor ne nous est pas imposé d’avance, comme un thème, mais rétrospectivement proposé et en quelque sorte suggéré ». Jankélévitch prend l’exemple des Préludes pour piano de Debussy, où le titre des pièces figure à la fin de chacune d’entre elles, entre parenthèses et précédé de points de suspension. Exemple : « (… Des pas sur la neige) ». La musique alors n’illustre pas un titre ; le compositeur semble plutôt dire à l’interprète ou à l’auditeur : « telle est l’analogie que ce morceau aura éveillée en moi ».
Le futur antérieur ne se contente pas d’être une forme composée ; c’est un temps très complexe. Les manuels nous enseignent que les formes composées ont une valeur temporelle et une valeur aspectuelle. Le futur antérieur a une fonction d’antériorité lorsqu'il juxtapose deux événements situés dans le futur et dont l’un précède l’autre : « il sortira quand il aura fait ses devoirs ». Ce qui peut donner ici : « le sens du morceau se dévoilera quand celui-ci aura pris fin ».
En outre, le futur antérieur a une valeur aspectuelle d’accompli : « j’aurai terminé ce soir ». Dans le cas qui nous occupe, cette seconde valeur revient d’une certaine manière à inverser les termes de la proposition précédente : « quand le morceau prendra fin, son sens se sera dévoilé ». Et c’est là, sans doute, que commence le mystère de ce temps pas comme les autres.
En effet, l’accompli va parvenir à se détacher du temps. Si je dis : « elle a réussi à le convaincre », je me borne à noter un fait qui est inscrit dans le temps. Si je dis : « elle aura réussi à le convaincre », je peux parler aussi d’un événement passé mais je le fige et le soustrais au temps. Le futur antérieur réalise ce prodige : exprimer un présent éternel en semblant conjuguer le futur et le passé. Énoncer une proposition que ne pourra, par définition, démentir aucune enquête ultérieure. Le lien entre la musique et le futur antérieur est-il né de leur complicité commune avec le présent des choses éternelles ?
Véritable machine à explorer le temps, le futur antérieur permet aussi de se transporter immédiatement dans un futur d’où l’on considère le passé. Saint Augustin n’accordait pas d’existence au passé, qui n’est plus, ni au futur, qui n’est pas encore. Et il distinguait trois types de présents (Confessions, XI) : le présent des choses passées, qui est le souvenir ; le présent des choses présentes, l’attention ou la conscience ; le présent des choses futures, l’attente. Le futur antérieur nous confronte au présent de celles des choses futures qui se rapporteront au passé. Mais il ne s’agit pas forcément d’un passé « objectif ». Lorsqu’on dit, par exemple : « On aura fait tout ce qu’on pouvait », on décide d’abolir le laps de temps qui existe entre le moment de cette appréciation et celui de la clôture qu’on envisage (la mort, sans doute). Or, une telle suppression n’est pas possible en musique.
Excepté dans sa fonction d’antériorité, l’emploi du futur antérieur a pour caractéristique de sous-entendre une locution adverbiale. « On aura tout fait » implique : « quoi qu’il arrive désormais » ; « il aura eu une belle vie » laisse entendre : « tout bien considéré ». Et lorsque – subtilité supplémentaire – le futur antérieur s’infléchit vers la formulation d’une hypothèse (« il aura raté son train »), l’expression sous-entendue est : « selon toute vraisemblance ». Debussy concevait ses titres comme des conjectures fragiles.
Je me suis parfois demandé pourquoi Flaubert n’avait pas terminé L’Éducation sentimentale par un futur antérieur. « C’est là ce que nous aurons eu de meilleur », au lieu de « C’est là ce que nous avons eu de meilleur ». Pour que le futur antérieur énoncé à la première personne se distingue du passé (composé, par exemple), il faut qu’il reste un peu de temps à celui qui l’emploie. Tout est clos à la fin de L’Éducation sentimentale ; dans de telles circonstances, le passé composé n’est pas moins désespéré que le futur antérieur. Celui-ci aurait ouvert l’horizon d’un temps inutile. Mais la clôture du roman fait qu’il n’y a plus de temps du tout.
Le Concerto pour violoncelle de Dvořák (créé en 1896) fait faire à son auditeur un voyage dans le temps d’un autre genre. Dans le finale de cette œuvre, se produit quelque chose de tout à fait insolite. La musique, certes, ne peut se dérouler qu’au présent ; mais un « présent antérieur » pour l’épisode, tellement empreint de nostalgie (« douleur du retour »), dont je voudrais parler.
Dvořák insère à l’intérieur du finale, juste avant de conclure, ce qui a toutes les apparences d’un mouvement lent. Déjà dans ce finale avaient eu lieu des ralentissements du tempo et des étirements du temps (à un moment, un motif constitué de croches et de doubles croches est reproduit « en augmentation » : les croches deviennent des noires, les doubles des croches) ; puis vient le passage en question, où se font entendre des réminiscences du premier mouvement et une citation d’une mélodie (chantée) du compositeur.
Il s’agit en tout d’une soixantaine de mesures, que Dvořák a ajoutées peu après avoir achevé une première version de l’œuvre. Cet ajout a une histoire. Dvořák vient d’apprendre la mort de Josefina, la sœur de son épouse. Trente ans plus tôt, il lui avait donné des leçons de piano et était tombé amoureux d’elle : un amour non partagé. Et c’est avec la sœur cadette de Josefina qu’il s’était marié quelque temps après. La mélodie citée dans le finale (et à laquelle le deuxième mouvement du concerto – Dvořák le composait quand il apprit la maladie de sa belle-sœur – emprunte un autre fragment) est celle que Josefina aimait entre toutes : « Laisse-moi à ma solitude. Ne trouble pas la paix de mon cœur par des paroles trop fortes ».
Rares les compositeurs qui seront parvenus à ce que le passé – le présent des choses passées – s’incarne ainsi dans leur musique.
- Vladimir Jankélévitch, La Musique et l’Ineffable, Seuil, 1983, p. 81.
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