Les Fleurs du mal de Marcel A. Ruff
Tout le monde connaît Les Fleurs du mal et associe le recueil au procès de 1857. Pourtant, nous lisons l'œuvre le plus souvent dans une version de quelque cent cinquante poèmes, quand l'édition de 1857 n'en comportait « que » cent. Charles Baudelaire a régulièrement cherché à améliorer la forme de son œuvre, qu’il ne considérait pas comme une simple compilation de pièces autonomes, mais bien comme une réunion organisée ; et, alors qu'il travaillait à une troisième édition, sa mort a laissé l'œuvre en chantier. Très tôt, cet inachèvement a incité des éditeurs à terminer, à la place de l'auteur, ce que celui-ci avait entrepris : dès 1868, deux de ses amis (Charles Asselineau et Théodore de Banville) s'appuient sur des documents inédits et des plans de l'auteur pour publier une nouvelle version, tout en profitant de l'occasion pour se lancer des fleurs (Banville n’hésite pas à faire figurer en bonne place le poème « À Théodore de Banville » qui n’a pourtant aucun lien avec Les Fleurs du mal). À son tour, l’éditeur Pierre Dufay s'attelle à la tâche en 1921. Ce membre d'une société archéologique n'agit-il pas par une sorte de déformation professionnelle en essayant de restaurer l'œuvre ?
Marcel A. Ruff réalisera à son tour une reconstitution de longue haleine, dès 1930 et sur plus d'une trentaine d'années. Il y consacrera sa thèse principale et de nombreux articles, avant de proposer à Jean-Jacques Pauvert une version inédite du recueil, à l'occasion du centenaire de la première édition. Ses échanges avec l'éditeur, conservés à l'IMEC, permettent de suivre l'élaboration du projet. Constatant le goût de Baudelaire pour les chiffres ronds, il propose une édition de 150 poèmes, en oubliant le penchant de Baudelaire pour les chiffres symboliques, et plus particulièrement le chiffre diabolique qui l'avait incité à regrouper 126 poèmes dans la deuxième édition (soit 2 x 66 moins les six pièces condamnées). Loin d'être un simple effort de regroupement de textes, l'édition de Ruff cherche à rétablir l'« architecture » du recueil en faisant accoucher le « dernier état de la pensée de Baudelaire » tout en assumant vouloir « se substituer » à lui. Ruff réarticule ainsi les poèmes pour leur donner une signification parfois nouvelle, en procédant à plusieurs ajouts. D'abord, l'« Épigraphe pour un livre condamné », au seuil, avant le « Au lecteur ».
Mais deux interventions particulières contribuent à la réorganisation du recueil et à la modification de sa signification. Ruff examine deux cycles. Il intercale « À une Malabraise » entre « À une dame créole » et « Bien loin d'ici » pour compléter un cycle de l'île Maurice : il y voit une ressemblance avec « Le cygne », et cette ressemblance aurait poussé Baudelaire à ne pas retenir ce premier poème dans le recueil. Un autre doublon est perçu dans le cycle des poèmes dédiés à Mme Sabatier : « Hymne » offre effectivement des éléments communs avec « Que diras-tu ce soir, pauvre âme solitaire » ; Ruff lui offre pourtant la place conclusive du cycle. Il aspire ainsi à terminer et à améliorer ce que Baudelaire n'aurait pas pu achever.
Quoique subjective et fondée sur des interprétations des poèmes et de paroles de l'auteur, l'édition Ruff prétend devenir une « édition de base », reprise avec une modification (la suppression du poème « Sur Le Tasse en prison d’Eugène Delacroix ») dans la collection « L'intégrale », aux éditions du Seuil, en 1968.
Depuis, seules les éditions Rencontre, à notre connaissance, ont repris ce travail, en cette même année 1968, avec une préface d'un certain Maurice Nadeau.
Eddie Breuil
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