La vie consiste parfois en de spectaculaires renoncements – ceux des mystiques, par exemple, ou des anachorètes. Agualusa recueille l’une de ces vies différentes, menée à l’extérieur de la communauté. Il raconte ainsi l’existence recluse de Ludovica Fernandes Mano qui, en 1975, lorsque le monde colonial portugais s’effondre, que la guérilla marxiste angolaise conquiert le pouvoir et qu’une partie de sa famille disparaît brusquement, se retire d’un monde en proie à un « désordre » intolérable. Agoraphobe depuis l'enfance l’enfance, incomprise, elle mure son logement et, littéralement, disparaît du monde, se retranche de la réalité. Renonçant à une certaine vie qui l'effraie, elle se scinde du monde commun. « Je suis étrangère à tout, comme un oiseau tombé dans le courant d'une rivière », dit-elle.
Théorie générale de l‘oubli est la chronique de son effacement. Et pourtant, il s’y joue tant d’autres choses, de si grandes parts d’un monde qui bascule. « Un cycle s’était accompli. Un temps nouveau commençait » : c'est la révolution. Ludo est en-dehors des événements, ne s’y implique pas, les regarde à peine, les mésinterprète presque toujours. À partir de sa vraie vie absente – puisque l’écrivain s’inspire d’un fait divers dont il s’explique et des cahiers de la recluse -, Agalusa affirme son intensité, sa nécessité. Le personnage survit dans son logis, vaille que vaille, avec pour seule compagnie son chien, qui « ressemble à un fantôme. Comme ça, tout blanc. »
Elle se replie sur elle-même, ne perçoit que des bribes du monde qui l'entoure et qui change : « Pendant ce temps, les années passèrent. Des murs tombèrent. La paix advint, des élections eurent lieu, la guerre revint. » Elle incarne une forme de permanence étrange et impossible face à un monde qui se disloque. Ludo est comme un contrepoint salutaire au « délabrement du pays », elle synthétise, par le paradoxe de son absence, la vérité d’une Histoire déchirante, un long cauchemar traversé d’instants burlesques.
Théorie générale est la grammaire d’un monde en pleine déliquescence. Pour Ludo, le monde est devenu indéchiffrable, un pur éclatement, une multitude de signes dont elle recueille quelques épars, simplement, comme une épreuve dans le grand vide de son existence. Elle est « là, prisonnière, mais libre », déphasée, épuisée, lucide dans sa réinvention perpétuelle de la réalité. « Le corps était fourbu et la nuit s’éternisait d’un azur à l’autre. La fatigue lui brisait les reins. Se prenant pour une reine, elle croyait que quelque part quelqu’un l’attendrait comme on attend une reine. Mais personne, nulle part dans le monde, ne l’attendait. La ville s’endormait et les oiseaux comme des vagues, et les vagues comme des oiseaux, et les femmes comme des femmes, et elle sans la certitude que les femmes étaient l’avenir de l’homme. »
Car outre la chronique politique sans concession que retrace l'écrivain, ce qui l'intéresse est ce frottement singulier entre la fiction et l'Histoire, le vrai de l'expérience et le sublimé, la vie et la conscience de la vie. C'est de cet écart que procède la plus belle part - le centre - du roman d'Agualusa. Autour de l'absente inconnue, dans ce qu'elle ne perçoit pas, se joue le sort des autres qui s’épuisent pour ne pas sombrer dans le vide, et se fait jour dans un réel finalement plus vrai, plus beau, plus enivrant. Ludo, si elle s’est exclue du monde, n’en demeure pas moins une image de bienveillance. Tout passe ainsi avec une forme de grande douceur : la violence politique, la torture, les inégalités économiques, la précarité, la complexité des rapports coloniaux, le poids des langues... Les destins multiples s'incorporent à une parole qui pourrait sembler inconciliable avec eux.
Au gré d’une prose très étrange qui oscille sans cesse entre douceur enivrante et sécheresse énonciative, entremêlant l’invention imagée la plus échevelée et de brusques ruptures, Agualusa construit un roman qui s’élabore à partir de bribes d’histoires qui semblent indépendantes et incongrues. Lorsqu’il demeure dans le simple frottement entre ce qui se déroule au dehors et la vie de Ludo – les deux premiers tiers du livre –, qu’il maintient une sorte de mystère et que le lecteur doit échafauder des hypothèses, il exerce une sorte de fascination, et on ne peut qu’admirer la virtuosité du procédé.
Mais trop d’effets démonstratifs donnent l’impression de quelque chose de trop parfait, de trop mécanique. Agualusa semble contredire – est-ce parce que le roman est issu d’un scénario de lecteur ? – la poésie qui porte le roman, comme si la perfection formelle devait être entièrement lisible. Il aurait été préférable que demeurât plus de jeu dans le texte, plus d’obscurité et de doutes. Cette Théorie invente pourtant la mémoire impossible d’un monde. La voix de Ludo (et ses contrepoints) prend en charge la part symbolique qui manque dans la mémoire commune. Elle rappelle la nécessité d’une force de résistance et de joie mais aussi le pouvoir de la fiction, qui dévoile la beauté ahurissante qui se dissimule derrière la folie des hommes.
Hugo Pradelle
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