Elle constate que non seulement ces enfants ne souffrent pas de leur handicap, mais qu’ils sont capables d’autonomie et d’une vie normale. Plus tard, elle devient mère d’une enfant, Anna, le bébé d’or pur, qui, elle aussi, est affligée d'une maladie génétique. Anna ne deviendra jamais tout à fait adulte, et, contrairement aux petits Africains du grand lac, jamais tout à fait autonome.
On aurait pu s’attendre, avec un tel sujet, à un livre de plus sur le malheur du handicap, avec plaintes et larmoiements à l’appui. Or Margaret Drabble réussit au contraire à nous raconter une histoire énergique, pleine d’humour et d’intelligence. À partir des enfants aux pieds en pince de homard, à partir du bébé d’or pur (nous reviendrons sur la signification de cette expression empruntée à l’Ariel, le dernier livre de Sylvia Plath), elle réfléchit, et nous avec elle, aux notions de différence et de normalité. Le sujet est riche.
Margaret Drabble est anglaise, elle s’est intéressée au théâtre puis a suivi une carrière universitaire. Elle est l’auteur de nombreux romans (le premier a été publié en 1963), souvent primés. Elle a maintenant plus de soixante-dix ans. Un bébé d’or pur est le livre d’une femme qui sait faire la part des choses, qui sait tirer un enseignement de ce qu’elle a vécu et observé, qui a la tête froide et la tendresse active. Elle reconnaît ses erreurs, elle est même capable d’en plaisanter : « Nous étions plus conventionnelles que nous ne le pensions », « Nous portions des jupes longues, de hautes bottes de cuir, des pantalons évasés, des colliers. » Elle fait le portrait de sa génération, un groupe de femmes et d’hommes animés des meilleures intentions dans les années 1970, au sein d’un quartier pauvre de Londres.
Elle rappelle et analyse les courants de pensée qui traversaient l’époque et auxquels adhérait sa famille d’esprit : l'écologie, l'antipsychiatrie, la confiance dans la nature humaine, l’égalité des races, le rejet du colonialisme, la méfiance vis-à-vis de la médecine traditionnelle (de la vaccination des enfants, par exemple), du féminisme, de la maternité. « Aucune d’entre nous n’avait une maison assez vaste pour faire le repas de tout un clan ; néanmoins, d’une manière ou d’une autre, nous avions hérité de ces attentes tribales de grands rassemblements. C’étaient des festivals effrénés d’échecs courus d’avance. » Margaret Drabble n’en reste pas là, elle n’est pas dupe, pas davantage amère, son constat est sévère mais souriant. Le drame existe, on le craint, on l’appréhende souvent en tant que lecteur, parfois il surgit, sans prendre toute la place. Les personnages le maîtrisent ou l’assimilent, trop énergiques et doués de vie pour ne pas continuer à agir, à s’intéresser aux autres, à aimer faire la cuisine ou l’amour.
On sait que Margaret Drabble s’inspire, dans ses romans, de sa vie. Dans celui-ci, l’histoire de Jess est racontée par une amie. Ce qui garantit une distance émotionnelle autant qu’intellectuelle. L’amie prétend ne pas toujours connaître les motivations de Jess, le détail des événements de son existence. Comme elles habitent le même quartier, se parlent beaucoup et partagent leurs amis et leurs soirées, la narratrice est un témoin documenté. Nous suivons donc Jess sur cinquante ans, son parcours professionnel, ses amours, ses craintes et ses espoirs à propos de sa fille. C'est magnifique. La petite handicapée est un bébé d'or pur parce qu'elle rayonne : « Le bébé était surnaturel dans son bonheur. Vous ne savez pas d’où ils viennent ni pourquoi ils ont ce don. Qui le leur confère ? Vous n’en savez rien. Il n’y a pas moyen de le dire. Il émane d’une source profonde et primitive, ou du moins pouvons-nous le croire. »
Durant les années 1960, Jess est heureuse de son bébé heureux. Elle l’est aussi de vivre une époque pleine de promesses. Elle adapte sa vie professionnelle à l’existence du bébé, poursuit ses études chez elle, trouve le moyen de gagner sa vie en écrivant des articles, renonce à retourner en Afrique. Jess préfère croire en la bonté foncière de l’âme humaine, de la nature, ce qui, sous-entend la narratrice, la conduit à des erreurs dans ses jugements comme dans ses actes. Elle pense que des êtres comme sa fille Anna, comme les petits Africains aux pieds en pinces de homard, sont une chance car ils représentent une forme d’innocence. Sans eux, cette innocence disparaîtrait du monde : « Une possibilité de s’avérer humain autrement se perdrait, avec tout ce que cela signifie. Ce sont les enfants du bon Dieu. » Néanmoins, aucun angélisme : « Anna était la prunelle de ses yeux et l’épine enfoncée dans son cœur. »
Jess (ou la narratrice, ou l'auteur, tout cela ne faisant probablement qu’un) est consciente de la relativité des jugements : « Certains affirment que les communautés rurales s'occupent mieux de leurs membres dépendants ou fragiles que les communautés urbaines mais d'autres font valoir que la campagne est recrue de préjugés hostiles et d'intolérance. Cela dépend de qui vous interrogez, du sous-groupe que vous choisissez d'étudier, des groupes que vous utilisez comme témoins. » Jess est une femme libre, aussi libre que possible, tant dans ses raisonnements que dans sa vie privée ; elle a des appétits amoureux qu’elle satisfait et ne se croit pas obligée de poursuivre une relation qui a cessé de lui convenir. Désemprisonner l’âme de l’idiot, guérir la plaie béante du monde, c’est-à-dire l’esclavage, tels étaient, entre autres, les mots d’ordre de Jess et de ses amis.
« Combien nous étions suffisantes et combien moralisatrices, quelles donneuses de leçons en matière d’idéologie », remarque la narraratrice, en menant doucement le récit à son terme, et avançant en compagnie de Jess, de ses amies, vers la vieillesse. Il n’empêche, ce livre donne une leçon, « avec son curieux mélange d'optimisme obligatoire et de désespoir sincère », et cette leçon est bouleversante, à l'image du spectacle aperçu un jour dans la rue depuis le bus où se tient la narratrice : un homme d’une quarantaine d’années, déjà chauve, vêtu pauvrement mais proprement, se tient debout sur un banc. Il a une casquette à côté de lui pour l’aumône et il porte une pancarte sur laquelle on peut lire, en lettres capitales et manuscrites : « Maman est morte. »
Le message est plus puissant, estime la narratrice, que celui de la mort de Dieu. C’est aussi celui qui émane de Jess, dont l’amour maternel, d’abord dirigé vers l’enfant différent, la petite Anna qui ne deviendra jamais tout à fait adulte, s’élargit ensuite à ceux qui autour d’elle ont besoin d’être accompagnés, comme Steve le poète, Zain l’Africain ou Ursula la folle puis, au-delà du cercle des proches, à tous ceux que leur différence et leur inadaptation condamnent à rester en marge de la société.
« Emmène-moi, Maman Terre
Ton enfant toujours je serai »,
chante Anna dans son école spécialisée.
La poésie est très présente chez Margaret Drabble, qui cite souvent Keats et Wordsworth : elle imprègne sa pensée, comme en témoigne l’apparition de l’homme à la pancarte, dont les sens sont multiples. Que deviendra Anna à la mort de sa mère ? Et que deviendrons-nous si nous nous éloignons de notre mère la Terre, la Déméter des Grecs ? Laissons parler la parabole.
Marie Etienne
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)