Si l’extrémisme est toujours simplificateur dans les solutions qu’il énonce, il peut être révélateur dans les problèmes qu’il pose. Ainsi en va-t-il de l’écologie profonde. Même sans avoir lu la Genèse, l’humanité a de longue date appliqué le « croissez et multipliez » ; tous les Occidentaux n’ont pas eu besoin de connaître le nom de Descartes pour faire leur la volonté de « nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature ». Il se trouve que, pour diverses raisons dont certaines sont excellentes, nombre d’entre eux en sont venus à s’interroger sur la légitimité de ce qui passait naguère pour aller de soi. Le « productivisme » qu’il est désormais de bon ton de dénoncer aura eu le mérite de faire disparaître les famines et les épidémies des pays en paix, de prolonger la durée de la vie et peut-être même d’améliorer sensiblement sa qualité. Il n’est pas certain que ce qu’il est convenu d’appeler « pollution » se soit réellement aggravé, mais on ne peut que se réjouir que se soit aiguisée la sensibilité à de tels phénomènes. Le temps n’est plus où l’on trouvait normal que des villes entières soient recouvertes de smog et que « le ciel bas et lourd (y) pèse comme un couvercle ». Même dans les professions les plus exposées, on ne connaît plus rien de comparable à ce que subissaient les mineurs de charbon, dont les poumons s’encrassaient à un rythme accéléré, sous la menace permanente du coup de grisou qui apparaissait comme un risque normal, inhérent à ce métier. Pour autant que l’écologisme consiste à attirer l’attention sur les aspects négatifs du productivisme, il représente une réaction saine.
Mais la démarche écologiste amène à contester la légitimité de l’action humaine sur son environnement. Si l’exigence de préserver la nature est plus forte que celle d’assurer des conditions de vie meilleures à l’humanité, jusqu’où aller ? Certains pourront contester le droit des hommes à tuer des animaux pour s’en nourrir, ou même à consommer des productions animales qui ne tuent pas, comme le lait ou le miel. On pourrait aussi pousser cette logique jusqu’à l’absurde et dénier aux hommes le droit de tuer des plantes. Resterait à se nourrir de minéraux : sel et eau. Quand on en arrive là – ce qui n’est certes le cas que de quelques extrémistes, dont un des premiers fut, en 1864, l’Américain George Perkins Marsh avec L’Homme et la Nature –, on pose la question de la légitimité de l’humanité sur terre. Avec l’armement atomique, il est devenu évident que l’homme, déjà le pire parasite pour toutes les autres espèces, est désormais une menace globale pour la vie sur terre (si tant est qu’il y en ait ailleurs). Dans ces conditions, est-il légitime qu’il survive ? De décroissance en dénatalité, ne faudrait-il pas aller vers une extinction de l’humanité, pour sauver une Vie ou une Terre divinisée – celle-ci sous son nom grec de Gaïa ?
Cette question n’est pas seulement le fait de quelques personnages loufoques, des fous de la pensée au sens où Queneau s’intéressait aux « fous littéraires ». Brague cite des phrases de Flaubert, de D. H. Lawrence, d’Alfred Döblin. On peut même interpréter en ce sens certaines analyses du grand poète russe Alexandre Blok, qui serait le premier à avoir parlé d’antihumanisme. Ce, dans des termes plus tranchants que ceux de Michel Foucault concluant Les Mots et les Choses sur l’image de l’homme s’effaçant « comme à la limite de la mer un visage de sable ». L’image était belle, elle a été beaucoup commentée, son sens précis n’était pas très clair. L’antihumanisme de Foucault est peut-être moins radical que ce pour quoi il se donne, dans des formules certes bien frappées mais susceptibles de se contredire. Bref, il faut admettre que, faute d’un concept nettement dégagé de l’humanisme auquel il s’oppose, cet antihumanisme apparaît plutôt comme un slogan utile surtout dans une intention polémique contre les grandes figures de la génération précédente, de Teilhard de Chardin à Sartre.
On peut suivre Brague jusque-là, quitte à s’interroger sur la pleine cohérence de son propos. Son livre en quelque sorte balance entre son titre et son sous-titre. Tantôt la question posée est celle du propre de l’homme, et donc celle de l’humanisme considéré notamment au regard de Dieu ; tantôt la question est centrée sur la notion de légitimité. Quoi que l’on pense de ce que Foucault écrit sur l’humanisme et l’anthropologie, il semble clair que la question de la légitimité de la mainmise humaine sur la nature n’est pas celle qui lui importe. D’où l’effet d’étrangeté que ressent le lecteur de Brague à voir un chapitre sur Blumenberg succéder à celui sur Foucault : on cherche en vain les points communs.
C’est que la question qui préoccupe Brague est celle du fondement de l’humanisme, pris lui-même comme légitimation de toute action humaine sur (et contre) la nature. Tout l’intérêt de son livre tient à la manière dont il montre l’impossibilité pour un athée de dégager un tel fondement. « Qui d’autre que Dieu, conclut-il, peut nous dire qu’il est bon que nous soyons là, que notre présence, que notre possession des caractéristiques qui font de nous des hommes est légitime ? »
Que l’on suive ou pas sa démarche, c’est son caractère religieux qui en fait le prix. Le lecteur conviendra volontiers que l’athéisme est incapable de répondre à la question ainsi posée, à laquelle en revanche la transcendance divine répondrait. Toutefois, s’il ne saurait contester que la foi religieuse réponde à de telles interrogations, il peut se demander si ce n’est pas la formulation même de la question qui appelle une réponse de type religieux, certes pas forcément biblique. Après tout, l’écologie profonde n’est pas sans connexions avec la thématique New Age. On était donc d’emblée sur un terrain religieux, comme chaque fois que l’on raisonne en termes de fondement. Le constater n’est pas exactement une objection et encore moins une manière de réfuter ce type d’approche. Mieux vaut se dire que le moyen le plus sûr de passer à côté d’un philosophe consiste à s’obnubiler sur les désaccords que l’on peut avoir avec ses réponses, pour ainsi ne pas se laisser troubler par ses questions.
Marc Lebiez
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