Écouter la musique est une gageure. Le plus souvent, elle est un déroulement lointain, auquel nous prêtons plus ou moins attention. Peut-être est-elle surtout une quête : nous cherchons à l’entendre mais nous n’y parvenons presque jamais.
En général, c’est l’espace qui l’emporte sur le temps. Honegger, « surpris » alors qu’il écoutait l’enregistrement d’un quatuor de Beethoven tout en lisant la partition, déclare qu’il se sent ainsi plus proche de la musique. Pourtant il s’en éloigne. Interpréter, en musique, c’est convertir l’espace en temps. Revenir à la lecture de la partition, c’est revenir en arrière, en tentant de réaliser, en même temps que les interprètes, la transformation qui leur appartient.
Selon Francis Wolff, la musique est le seul art qui n’aurait besoin que du temps : supprimons toutes les choses ainsi que l’espace, « dans ce monde idéal, il peut encore y avoir de la musique ». « Loin de pouvoir nous faire connaître le monde réel, elle nous fait comprendre un monde possible, seulement temporel. »
Une symphonie est diffusée, la caméra passe du chef d’orchestre au hautboïste, au groupe des violoncellistes… Une autre façon de ne pas entendre. Mais, même en fermant les yeux, le temps peut-il prendre le pas sur l’espace ? Pour Wolff, l’identification de l’instrument qui produit un son peut affaiblir l’écoute en la détournant de la temporalité proprement musicale. Et certains infortunés vont jusqu’à placer sur une portée mentale les sons qu’ils entendent.
Faudrait-il alors, pour arriver à écouter la musique, ne pas en connaître le langage ? « Peut-être est-ce parce qu’il [Swann] ne savait pas la musique qu’il avait pu éprouver une impression aussi confuse, une de ces impressions qui sont peut-être pourtant les seules purement musicales, inétendues, entièrement originales, irréductibles à tout autre ordre d’impressions. » (Proust)
Il y a bien une musique accompagnée de paroles, de gestes, de cris, mais c’est moins de la musique que son détournement, voire sa profanation. Wolff n’emploierait pas ces mots, mais il évoque l’« imperfection constitutive » de l’opéra, « due à l’incommensurabilité entre la temporalité d’un récit […] et la temporalité de la musique ».
À dix ans, j’écoute « Un jour tu verras » : l’orchestre énonce une mélodie magnifique ; je me souviens de mon désenchantement quand la voix s’est fait entendre (pourtant, c’était celle de Mouloudji).
C’est la première nostalgie, celle que peut inspirer l’idée d’une musique « pure », « absolue ». La musique purement instrumentale n’est pas toute la musique, mais elle existe bel et bien, et c’est à elle, « si possible dégagée de tout contexte », qu’il faut se référer « pour mesurer la part signifiante qui revient proprement à la musique », selon Francis Wolff.
Mais, à l’opposé, il y a une autre nostalgie : le regret que la musique ne puisse rien signifier. De cette nostalgie on trouve un écho fugitif chez Francis Wolff. Selon lui, la musique possède toutes les conditions linguistiques nécessaires à une sémantique : bien qu’en fait elle ne dise rien, elle devrait donc vouloir dire quelque chose. Comme le langage, la musique comprend une phonétique et une syntaxe ; elle est constituée de quelques éléments qu’elle combine à l’infini ; elle connaît aussi, comme autant d’« actes de parole », une infinité d’interprétations. Et pourtant, semble s’étonner Wolff, personne ne peut formuler ce que signifie une phrase musicale. Pour lui, une musique qui n’exprimerait qu’elle-même n’aurait pas plus de sens qu’un langage qui se signifierait lui-même ; est-ce que cela veut dire que la musique doit, en quelque sorte, traduire quelque chose ? De même, parler du « paradoxe de Mendelssohn » (lequel jugeait la musique, non pas trop vague, mais trop précise pour être rendue par des mots) devrait conduire logiquement à considérer la musique et le langage comme réductibles l’un à l’autre.
Pourtant, ce n’est pas la position de Francis Wolff, qu’on peut résumer ainsi : si la musique ne signifie rien à proprement parler, elle exprime quelque chose, à la manière d’un discours, et elle représente quelque chose, à la manière d’une image. La musique exprime des émotions. L’assertion peut sembler banale ; elle est pourtant déjà une profession de foi (anti-formaliste). Sur cette question des émotions, le livre de Wolff est particulièrement intéressant. L’émotion esthétique n’est pas celle qui ne se trouve qu’en nous (« la chanson de notre amour ») ; elle ne se situe pas non plus que dans la musique (on peut y reconnaître l’expression d’une émotion sans être touché soi-même) ; elle est suscitée en nous par ce que nous entendons dans la musique.
Si l’émotion ressentie est subjective, l’émotion exprimée ne l’est pas : les œuvres musicales possèdent des propriétés expressives, qui sont par définition objectives, et même, selon Wolff, universelles pour certaines d’entre elles.
Quelles sont les émotions que la musique peut exprimer ? « Lorsqu’on prétend que la musique exprime des émotions, on ne se réfère en fait qu’à une toute petite partie du continent musical ainsi qu’à une toute petite partie du continent émotionnel. » Il semble que seules la joie et la tristesse puissent être directement exprimées par la musique. La colère, selon Francis Wolff, ne le sera que métaphoriquement. Même chose pour le désir ; « l’amour et la haine semblent ne pas pouvoir être exprimés du tout ». Et si la musique peut susciter la peur, il n’y a pas de musique « apeurée ».
La musique, en effet, pourra exprimer une émotion générique, mais pas une émotion spécifiée. L’émotion a une composante intentionnelle (c’est-à-dire qui s’applique à un objet déterminé) : elle nous met en relation avec quelque chose du monde. Et c’est ce qui ne peut être rendu par la musique. « La tristesse est exprimable parce qu’elle peut être indépendante de quelque objet que ce soit ». Selon Francis Wolff, la musique exprime des humeurs : des émotions qui n’ont pas de rapport avec quelque chose d’extérieur. Il y a en gros quatre humeurs : la joie, la tristesse, la quiétude, la rage. De façon plus impersonnelle encore, la musique peut aussi créer ce que Wolff appelle des « climats ».
Voilà ce que la musique exprime. Il y a aussi ce qu’elle représente. Wolff insiste sur le rapport analogique qui existe entre la musique et l’image : la musique est aux événements audibles ce que l’image est aux choses visibles. Cette distinction des événements et des choses parcourt tout l’ouvrage. « Représenter, pour une musique, c’est représenter par des sons un ensemble idéal d’événements purs liés causalement entre eux. » La musique figure des événements purs de toute chose ; lorsqu’elle imite, elle n’emploie plus son propre langage : elle se borne à mimer des bruits.
Pour Wolff, une musique ne saurait être totalement imprévisible. Il reproche cette orientation à la musique atonale, qu’il préfère appeler « antitonale ». Son recours à la « cause matérielle » d’Aristote pour défendre des vues conservatrices (toute musique doit obéir au principe tonal, au sens large) est peu convaincant. Son utilisation de Kant pour définir trois « analogies de l’expérience musicale » l’est davantage.
À la fin du livre, Wolff distingue trois genres d’art, la musique étant pour sa part l’art de la représentation des événements. Pour lui, si les êtres humains font de la musique, c’est pour organiser – et non plus seulement subir – les sons, qui constituent les indices des événements se produisant autour d’eux. On peut penser que, de cette façon, Wolff oppose trop radicalement les sons musicaux à tous les autres. Les sons de la nature, par exemple, ne sont pas toujours menaçants ; et, en écoutant le bruit de la mer, du vent, le chant des oiseaux, nous pouvons, comme en aucune autre expérience, nous sentir à la source de ce qui, dans l’enfance, nous a portés vers la musique.
Thierry Laisney
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