On commence par regarder les livres de la maison d’édition Ypsilon présentés sur une table au Salon de l’édition indépendante, comme ce fut mon cas voici deux ans déjà, ou dernièrement dans une librairie. On est attiré, sans bien savoir pourquoi : aucune ostentation dans l’apparence des livres, les choix du catalogue, la personne même de l’éditrice, jeune femme souriante et brune, qu’on sent déterminée malgré sa discrétion.
On repère des auteurs, parmi lesquels les femmes citées plus haut, des hommes, Pier Paolo Pasolini, Yannis Ritsos, une correspondance de René Daumal, une autre de Roger Gilbert-Lecomte… sans oublier Stéphane Mallarmé, dont on feuillette le livre Un coup de dés jamais n’abolira le hasard. On en est ébloui : poème d’abord à voir, sinon à boire des yeux, constellation des mots sur le ciel de la page. Et avant même de lire, on a compris que, pour son éditrice, la typographie a quelque chose à voir avec l’architecture, qu’elle s’apparente à un travail de construction régi par des règles précises, comme l’écrit un de ses auteurs, Cyrus Highsmith, (Espaces du paragraphe, collection « Bibliothèque typographique », à paraître le 21 août).
S’intéresser avec autant de détermination et d’élégance à l’édition à une époque où, pour certains, le livre est obsolète (ou le deviendra vite) est un risque, un défi, presque une provocation, dont seule une jeune femme à l’apparente fragilité pouvait avoir l’audace.
Marie Étienne : Vous aimez la littérature avec passion et vous décidez, non pas d’écrire vous-même, mais d’éditer, de fabriquer des livres, où abriter et rassembler auteurs, traducteurs et lecteurs.
Isabella Checcaglini : Oui, j’aime passionnément la littérature… et les livres, qui sont, comme l’écrivait Stéphane Mallarmé, des instruments spirituels. Et non, je n’écris pas, je lis et je m’interroge sur ce qu’est la lecture, je suis obsédée par la proposition mallarméenne : « J’envisage la lecture comme une pratique désespérée ».
M. E. : À quel moment avez-vous décidé de devenir éditrice ? À la fin de vos études ?
I. C. : Exactement à la fin de ma thèse sur Mallarmé. J’ai imaginé pouvoir continuer la recherche autrement que dans l’enseignement, en fabriquant des livres, pour me trouver plus proche des lettres, sans en séparer le corps et l’esprit.
M. E. : Pouvez-vous préciser ?
I. C. : À cause du Coup de dés, qu’il fallait enfin, et pour la première fois, éditer correctement. Ce que j’ai fait en 2007.
M. E. : Ne l’avait-il pas été par Gallimard ?
I. C. : Oui, mais pas comme le souhaitait Mallarmé. Le livre devait paraître chez Ambroise Vollard. Grâce aux épreuves, dont on a conservé plusieurs exemplaires, on connaît le format, les caractères et les illustrations que Mallarmé envisageait. À sa mort, sa fille a confié la publication à Gallimard qui a réduit le format du livre, préféré le Garamond au Didot et supprimé les trois illustrations d’Odilon Redon.
M. E. : Pour quelles raisons ?
I. C. : Je suppose que c’était pour prendre un risque moindre : le format choisi est plus pratique, le Garamond est le caractère habituellement utilisé pour la littérature, tandis que le Didot, un caractère « monumental et impersonnel », disait Mallarmé, était celui de l’administration française depuis le XVIIIe siècle, par conséquent un peu sévère. Mais ses pleins et ses déliés plus marqués, plus contrastés, produisent un effet de dentelle. D’où l’élégance presque hautaine de ce caractère difficile à lire. Enfin, les illustrations d’Odilon Redon ont été supprimées probablement parce que leur présence contredisait la réputation d’abstraction de Mallarmé.
M. E. : Donc, vous décidez de réparer ces erreurs. À partir de là, quelle est votre démarche ?
I. C. : Je demande un stage à l’école Estienne, pour apprendre à mieux connaître la fabrication du livre, c’est-à-dire à composer un texte avec des caractères en plomb, à imprimer sur une presse à bras, à compter les cahiers, à plier les feuilles (à l’époque de Mallarmé, elles n’étaient pas coupées), à mieux maîtriser, surtout, la typographie et l’espace de la double page. On a oublié que la double page, et non pas une page seule, est l’unité du volume. C’est pourquoi je considère que les livres numériques sont de simples publications, non des livres ; que le choix des caractères, de la mise en page, du papier, de la couleur de la couverture, la présence ou non d’illustrations, doivent correspondre à ce que souhaite ou aurait pu souhaiter l’auteur. Par ailleurs, je suis contre les anthologies car, de son vivant, un auteur publie un livre après l’autre ; et contre les coupures dans le texte.
M. E. : C’est tout cela que vous avez mis en œuvre pour Alejandra Pizarnik, dont vous avez déjà fait paraître sept titres, les deux derniers étant Arbre de Diane et Les Perturbés dans les lilas.
I. C. : J’ai en effet obtenu les droits sur l’ensemble de son œuvre et je compte la publier entièrement, livre après livre. Il y en aura quinze au total. Ceux qui furent édités de son vivant ont pour traducteur Jacques Ancet, les autres, les inédits, Étienne Dobenesque. Tous deux pratiquent et réfléchissent à la traduction à partir de la critique du rythme d’Henri Meschonnic, ce qui constitue une garantie de continuité. Chaque volume tente d’être au plus près de celui qui a été publié ou pensé par l’auteur. Par exemple, L’Enfer musical, dernier livre paru du vivant d’Alejandra Pizarnik à Buenos Aires en 1971, a été composé en reprenant le caractère de l’édition originale. Pour tous les inédits, j’envisage le « Borges » (inauguré avec Cahier jaune), un caractère dessiné par un jeune créateur argentin, Alejandro Lo Celso. C’est un caractère contemporain favorable à la lecture, dessiné à partir d’une forme classique. Et puis, il me plaît à cause de la référence littéraire. L’autre, du même créateur, appelé Rayuela, « Marelle », en l’honneur du roman de Julio Cortázar, je l’ai acheté parce qu’il portait ce nom et pour ses ligatures inspirées de l’écriture manuscrite. Nous avons pensé, ma graphiste Pauline Nuñez et moi, qu’il pourrait être utilisé lorsque nous plongerions dans les journaux de Pizarnik. Quant à la couleur des couvertures, j’ai choisi le lilas parce qu’on retrouve ce mot fréquemment dans ses textes.
M. E. : Vous avez aussi entrepris de publier Amelia Rosselli, poète italienne : Variations de guerre a paru en 2012, avec une préface de Pasolini, et tout récemment La Libellule, poème pour lequel vous avez eu à cœur de restituer l’exacte mise en page et en forme de l’auteur. De même, on trouve dans votre catalogue trois volumes d’Unica Zürn et des lettres de Hans Bellmer à Henri Michaux la concernant ; ainsi qu’un livre d’Inger Christensen. Pourquoi tant de femmes ?
I. C. : Ce n’est pas volontaire, moi-même je me découvre et je découvre ce que je suis en train de faire en regardant mon catalogue. Je publie des auteurs étrangers, parfois mais pas toujours en édition bilingue, parce que j’aime les langues. Il se trouve aussi qu’il y a des liens entre la plupart de mes auteurs, ils ont souvent souffert, ils ont eu un destin difficile, ils ont parfois joué leur vie et même leur raison dans l’écriture.
M. E. : Pourquoi « Ypsilon » ?
I. C. : J’ai voulu que ma maison d’édition porte le nom d’une lettre. Ypsilon, le i grec, entre dans l’alphabet français à la Renaissance. C’est la lettre pythagoricienne, écrit Geoffroy Tory1 dans son Champfleury, ses deux bras représentent deux voies, l’une plus étroite, l’autre plus large — la Vertu et la Volupté. Et c’est la deuxième inconnue après le fameux x !
Ajoutons que l’ i grec est aussi un dessin, qui se décline avec d’autant plus d’élégance que sa graphie s’y prête. Au point qu’on peut le préférer au i, pour « Ymagier », la troisième collection d’Ypsilon (avec « Littérature » et « Bibliothèque typographique »), qui publie des images et des études sur les images et les imagiers anciens et modernes. « Pourquoi n’y aurait-il pas… un peu de liberté dans l’orthographe, pour un peu plus de beauté ? », comme l’écrivaient Alfred Jarry et Remy de Gourmont, souffleurs du nom de cette collection qui accompagne les deux autres par une réflexion d’ordre esthétique, éthique et même politique.
Où l’on voit qu’éditer, comme écrire, peut aussi être un art à part entière — l’éditeur, ce passeur, ce modeste ouvrier, étant celui qui donne un corps à la littérature.
- Grand imprimeur-libraire, créateur de caractères d’imprimerie destinés à la transcription du français au XVIe siècle.
Commentaires (identifiez-vous pour commenter)