Steven Sampson : Saul Bellow a été pour quelque chose dans la genèse d’Et rien d’autre.
James Salter : Il a joué un rôle capital en m’obligeant à écrire le livre. Bellow est un grand conteur, dans le genre de ceux qui racontent leurs propres mésaventures, c’est un maître.
À l’époque, je lui relatais l’histoire de ma première femme, son enfance en Virginie, il m’a dit que je devrais l’écrire. C’était il y a longtemps, peut-être il y a huit ans [Bellow est mort en 2005]. Ensuite, le livre a commencé à évoluer. Je voulais qu’il s’intitule Toda, d’après le terme espagnol qui veut dire « tout » [au féminin]. Je l’ai vu chez Simone de Beauvoir, dans The Coming of Age [La Vieillesse], et dans les journaux de Victor Hugo lorsqu’il décrivait sa vie sexuelle, tout en sachant que sa femme essaierait de les lire. Il avait un code où un astérisque voulait dire « baisers », et d’autres signes « câlins » et « torse nu ». Et enfin il écrivait « toda ». Mais on m’a dit que je ne pourrais l’utiliser comme titre d’un roman, que personne ne le comprendrait.
S. S. : En hébreu, cela veut dire « merci ».
J. S. : Ah bon ? C’est un accident.
S. S. : Il s’agit de votre premier roman depuis trente-quatre ans.
J. S. : Entre-temps, j’ai écrit une autobiographie qui ressemble à un roman, Une vie à brûler. Ainsi que des nouvelles. Ensuite, je suis arrivé au stade où ça faisait si longtemps… je me suis dit que tout le monde m’avait oublié, je devrais alors m’occuper de ce roman pour lequel j’avais un titre et qui m’occupait l’esprit depuis longtemps.
S. S. : Un bonheur parfait et Un sport et un passe-temps sont composés de petites révélations, selon vos dires. Est-ce vrai aussi pour Et rien d’autre ?
J. S. : Ce terme me fait penser à une belle phrase, à des images ou à des incidents qui sont de beaux objets littéraires. Et rien d’autre est moins conforme à cette description. Il est plus narratif, il ressemble plus à ce que l’on attend habituellement d’un roman.
S. S. : Votre écriture fait une place considérable à l’imagerie religieuse.
J. S. : Aujourd’hui même, je réfléchissais à cette question : la hiérarchie de l’Église, l’architecture, l’énergie et le capital investis [par les bâtisseurs], les cimetières où autrefois tout le monde était enterré mais qui aujourd’hui sont complets. Tout cela est omniprésent en Europe. Le langage de l’Église est transcendant, avec des mots comme « gloire » et « ciel ». La langue biblique est grandiose, d’abord à cause de sa transposition du verbe et du pronom et surtout par ses nombreuses conjonctions. Le style de Hemingway est bâti à partir de conjonctions : « Et nous sommes allés là-bas et ensuite nous [...] et après nous [...] et puis [...] et puis ». Tout cela, c’est l’influence de la religion. La Bible est pleine de conjonctions qui s’accumulent. La littérature la plus puissante l’est souvent aussi.
S. S. : Dans Un sport et un passe-temps, le personnage d’Anne-Marie incarne la France ; dans Et rien d’autre, Vivian joue-t-elle le même rôle pour la Virginie ?
J. S. : Vivian est la Virginie anglo-saxonne, celle des chevaux, de la chasse, celle qui boit, qui est méprisante et ignorante. Pour Bowman [le héros d’Et rien d’autre], Vivian a été une révélation. Il est tombé amoureux d’elle à cause de la façon dont son visage a été illuminé : elle avait la physionomie jungienne qui atteignait son point faible. Lorsqu’il l’aperçoit, sans le savoir, il la reconnaît, profondément, c’est ce visage-là qu’il est prédisposé à reconnaître.
S. S. : Il y a un ton dans votre écriture qui serait presque, je n’ose pas dire « antisémite », mais qui est…
J. S.: …ambivalent. Cela fait partie intégrante de ma conception du monde. On le voit dans Un bonheur parfait, où le personnage de Viri est inspiré d’une vraie personne. Je l’ai décrit directement en expliquant qu’il est juif – j’oublie la phrase exacte [« Un Juif sans argent est comme un chien édenté »]. Il n’y avait aucune intention péjorative, mais aujourd’hui il y a une énorme susceptibilité vis-à-vis de ces questions-là.
S. S. : Avez-vous été critiqué à ce sujet ?
J. S. : Seigneur, oui ! Quelqu’un a écrit un grand article dans la Jewish Review of Books, où il prétend que je suis un « antisémite caché, le Ralph Lauren de la littérature ».
S. S. : Pourtant, le personnage de Bowman, à travers son amitié avec son chef Baum, patron de la maison d’édition, décrit de façon poétique et de l’extérieur sa vision de la judéité.
J. S. : Mes sentiments sont ceux de Bowman. En effet, Baum est juif, comme beaucoup d’éditeurs. Je conçois mal qu’un livre qui comporte à la fois des propos antisémites et des propos philosémites puisse être critiqué unilatéralement.
S. S. : Baum dit : « Au plus profond de lui cependant, il se reconnaissait comme appartenant à son peuple, et le Dieu auquel ses frères croyaient serait toujours le sien. » En va-t-il de même pour vous?
J. S. : Je lui ai prêté ma pensée, c’était pratique, elle était à portée de main.
S. S. : Dans un article que je vous ai consacré(1), j’ai souligné l’importance des fleuves – notamment le Hudson – dans votre œuvre.
J. S. : Il y a de nombreuses listes de mots qui sont fixées au mur chez moi, des termes à retenir, mais « fleuve » n’en fait pas partie. Les fleuves sont presque comme un état, comme la lumière. J’évoque souvent la lumière et les couleurs, il me semble qu’il s’agit là des fondements de l’existence.
S. S. : Vous écrivez parfois en songeant à un peintre. Pour Un bonheur parfait, il s’agissait de Bonnard. Et pour Et rien d’autre ?
J. S. : Kirchner, certains de ses tableaux qui dépeignent des trottoirs berlinois, des silhouettes cosmopolites pressées, des femmes en manteaux, des hommes louches qui marchent à grands pas dans le sens opposé.
S. S. : Pensez-vous encore, comme vous l’avez dit il y a vingt ans, que la vocation de l’écrivain consiste à voyager ?
J. S. : J’ai perdu l’espoir qu’on puisse aller ailleurs. Aujourd’hui, où que vous alliez, ça ressemble à des quartiers de New York ou de Milwaukee.
S. S. : En comparant les deux sexes, vous avez dit que ce sont les femmes qui font les choses les plus difficiles dans la vie. Pourtant, ce sont plutôt vos personnages masculins qui paraissent héroïques.
J. S. : Il me semble que le terme « héros » est démodé, je le trouve curieux. On l’utilise sans cesse, pour décrire des pompiers, des policiers, des gens qui sauvent des chiens. Chaque soldat serait un « héros », donc le mot ne veut plus rien dire. Ce concept, grec à l’origine, est désuet. Il avait encore de la valeur quand j’étais enfant et que nous étions obligés d’apprendre par cœur le poème « Horatius at the Bridge ». Les femmes sont plus fortes parce qu’elles doivent davantage se battre. L’accouchement est l’événement central de la vie et ce sont uniquement les femmes qui peuvent le vivre. Plus jeune, je le considérais avec beaucoup de désinvolture, mais maintenant je prends en compte tout ce que les femmes donnent, ce qu’elles subissent, tous les dangers. Si quelque chose arrive à cet enfant, sa mère perd une partie d’elle-même.
- « Raser le sol sans jamais atterrir », L’Atelier du roman, n° 77, mars 2014.
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