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Et après ?

Le premier fragment du nouveau recueil d’Éric Sautou est une citation de Virginia Woolf évoquant, à la fin de sa nouvelle « Un livre à écrire », deux « [m]ystérieuses silhouettes ! Mère et fils. » Le mystère ne s’explique pas, il s’entrevoit, mais ici au moment précis de sa disparition.
Eric Sautou
Les jours viendront
Le premier fragment du nouveau recueil d’Éric Sautou est une citation de Virginia Woolf évoquant, à la fin de sa nouvelle « Un livre à écrire », deux « [m]ystérieuses silhouettes ! Mère et fils. » Le mystère ne s’explique pas, il s’entrevoit, mais ici au moment précis de sa disparition.

Le titre au futur interroge. S’agit-il d’une promesse ou d’un espoir ? Ces jours sont-ils ceux de l’absence crainte puis réalisée et dite dans les poèmes ? Ce serait alors plutôt apophétie que prophétie. La résonance biblique de ce titre semble annoncer un cataclysme ou une période de désolation. Devant le Temple de Jérusalem, Jésus annonce à ses disciples : « Les jours viendront où il ne restera pas pierre sur pierre de ce que vous voyez, tout sera détruit. » Leur révélant sa disparition prochaine, il leur commande : « Les jours viendront où l'époux leur sera enlevé, et alors ils jeûneront. » Le livre est celui de la séparation : la première partie est datée de septembre, quand disparaît la mère, à décembre 2014 ; la seconde, de janvier 2015.

C’est le quatrième recueil qu’Éric Sautou consacre à sa mère. De volume en volume, la parole semble se raréfier et tendre vers le silence. Le poème s’écrit en fragments numérotés. Comment le décrire dans toute sa diversité, avec ses vers mesurés ou libres, ponctués ou non, ses phrases construites ou éclatées, ses ellipses, ses silences, le poids de ses mots isolés ? 

Çà et là de pauvres écritures – et les couleurs malades (de l’automne) – définitivement.

La rumeur de la mélancolie, singulière et tenace, vit sur le fil du vers. Le lecteur poursuit le chemin en lisant, respire (à peine). Le narrateur ne se trouve pas seul, mère au détour, mère-fantôme d’une ligne sur laquelle les mots tremblent (sûrs de rien). Comme l’écrivait François Gantheret : « Les mots disent le monde, le souvenir du monde ; ils sont des miroirs nostalgiques où nous ne cessons de nous contempler, de nous regretter. Mais il est une façon de les écouter, de nous laisser les dire et les entendre, qui permet parfois, fugitivement, l’accès aux trésors qu’ils portent, aux traces toujours vivantes qui palpitent en eux. »

Le poème d’Éric Sautou, que ce soient les vers qui s’allongent ou les mots isolés ou en liste, palpite. Voici quelques années, le poète notait : « poèmes choses brèves c’est ici que je reste ».

Le fils attend. Il écrit des poèmes. Il nomme des fleurs en une longue liste qui compose le bouquet vivant de l’attente : « Trois fleurs d’Aurelle / La Psalmodine / Fleurs de Solfège / Sauges de Colioure / Les Erèves / Rose des Lignes / Une Alizée / Deux Salinettes / Minerve des bois / Flageolines »… Mais inutile de chercher ces noms dans un manuel de botanique. Les familiers de l’œuvre d’Éric Sautou se souviendront de ce qu’il écrivait dans La Tamarissière : « j’inventais / toutes les fleurs de mon récit ». Maintenant il écrit cet alexandrin : « Les fleurs que je t’écris personne ne les voit. » Entre la mère qui aimait tant les fleurs et son fils qui en inventait pour elle, ce qui passait est indéfinissable. Ce qui reste, ce sont « des souvenirs (qui ne demeurent) », des aventures d’enfance et des poèmes que le rêve parfois semble menacer : « Le poème avait tremblé (avant que d’apparaître). Il trembla de même – disparut. »

Des parenthèses, ouvertes et fermées soigneusement, s’inscrivent dans le texte. Précision, écho ou seconde voix :

un soleil
qui réapparaîtrait
les arbres
sont blancs les arbres sont rouges (verts) 

Ici bascule. Ces parenthèses proposent un troisième terme, sans doute à la lumière de la peinture d’Aloïse Corbaz et de son « temps naturel ancien d’autrefois » cité juste avant. Tout ce qui est si douloureux peut-il devenir magnifique ? Avec du rouge, beaucoup de rouge, mais aussi du bleu, avec des fleurs en nombre et des fruits ?

Parfois la voix de la mère se fait entendre, que celle du fils complète : « Mon fils va s’émouvoir (et fondre et disparaître). » D’autres fois, un mot ricoche, pour mieux vibrer : « son visage (visage) ».

Le deuil ne peut se faire, c’est une éternité que le manque colore. Nous sommes entre ici et là, entre présent et passé. Une douceur (trompeuse ?) semble empêcher le désespoir absolu. Toujours il affleure cependant : 

fleurs fantômes sanglots
je frappe mon front à la pierre de tous

Comment avancer ? Le poème alterne des mots isolés, des vers courts, des bribes de prose, mais aussi un bon nombre d’alexandrins : « les mots ne peuvent pas je ne sais pas répondre ».

Notre lecture cherche un sens : nous le trouvons. Il reste un vers, une évidence : 

Le toit est en bois sur la maison en pierre.

Ces bribes, formulées en phrases claires et achevées, ne tiennent pas dans le concert du livre. Trop de vacillements dans les choses (les êtres) :

ça fait longtemps déjà mais je ne comprends pas

Une parole d’enfant restée sur les lèvres (les rêves) tient la vie à distance (de quoi ?), comme si cette fragilité maintenait une relation avec la morte. Incomplète, illusoire, elle tient pourtant en vie l’être qui écrit. Des listes de noms de lieux retracent un parcours et des souvenirs communs. Le nom de « Beaupré » est répété, nom de lieu qui donne à rêver par son parfum d’aventure maritime, puisque c’est le nom du mât qui s’avance à la proue du navire, mais il fait aussi penser aux clos des récits médiévaux. Répété comme il l’est, avec ses deux syllabes, il bat comme un cœur.

Pour un nom ou une proposition, la reformulation ne garantit rien ; l’effort désespéré de répéter – pour peut-être retrouver l’élan qui permettra d’aboutir à une vérité – est le seul recours, comme une mécanique de conjuration. Ainsi le vers « ce que j’ai voulu dire », fragment 38, se répète-t-il au 39.

Alors que reste-t-il ? Que restera-t-il ?

il pleut (comme avant)

Du temps, ce qui s’est égaré se disperse dans le poème qui voudrait pouvoir recoudre. Dans le tissu du texte, ces vestiges sont les mots, une proposition, des parenthèses. Ce qui reste ? « Rien (pour ainsi dire). » Mais ce rien est à garder contre soi, « ce n’est qu’un rien de roses où accrocher la main ». Ce sont aussi les poèmes qui ne cessent de s’écrire : « La poésie s’amoncelle. »

Les mots nous gardent un monde.
Il semblerait qu’il y ait là une sorte de sens.
La poésie (que n’approche le sens). 

La poésie, plus proche du rêve que du sens, pourra-t-elle aider à construire la suite à partir des débris du futur ? Le fils n’y est pas seul : Virginia Woolf, Wallace Stevens, Pierre Reverdy, Peter Handke… Les mots joints deviennent visions.

(La poésie vous hante)

Isabelle Lévesque

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